Nicolas Darbo, Charles Mazé et Rodolphe Pacciarella
Nicolas Darbo, Associé, Charles Mazé, Consultant et Rodolphe Pacciarella, Associé mettent en garde, dans une tribune au « Monde », contre la fragilité financière des entreprises débitrices des 124 milliards d’euros de prêts garantis par l’Etat (PGE) versés depuis mars 2020.
En 2011, la dette souveraine avait été à l’origine d’une crise financière historique. En 2020, il semblerait qu’elle soit, au contraire, devenue le remède économique universel. Utilisée massivement par les Etats pour compenser le choc économique lié aux mesures sanitaires, la dette est aussi la solution utilisée par beaucoup d’entreprises pour éviter la faillite. En témoignent les montants considérables des prêts garantis par l’Etat (PGE) à travers toute l’Europe depuis mars 2020 : 124 milliards d’euros en France, 120 en Italie, 90 au Royaume-Uni, 55 en Allemagne.
Si quelques rares PGE ont été octroyés à des entreprises souhaitant faire face à l’incertitude de la crise, la grande majorité des 124 milliards d’euros des PGE français ont été consommés pour payer des charges courantes, habituellement couvertes par le chiffre d’affaires. A la différence d’un prêt classique, qui finance un actif générateur de produits additionnels, les PGE ne créent donc pas de valeur pour les entreprises.
Pour les rembourser, elles ne peuvent pas compter sur des revenus supplémentaires, et doivent piocher dans leur trésorerie. A défaut de trésorerie, les entreprises devront rembourser les PGE grâce à leurs revenus futurs. En tout cas, en théorie. Car les trois quarts d’entre elles sont de très petites entreprises (TPE) ou de petites ou moyennes entreprises (PME) : seront-elles capables de rembourser les emprunts ?
Une situation inquiétante
Si l’on en croit l’OCDE, selon laquelle la France ne retrouvera son niveau de PIB d’avant le Covid qu’en 2023, ce n’est pas complètement certain. Au-delà de la capacité des entreprises à rembourser, ce sont les conséquences à plus long terme de ce remboursement qui interrogent. Car, pour les entreprises, consacrer une partie de la trésorerie au remboursement d’un emprunt qui ne crée pas de valeur réduira mécaniquement leur capacité à mener de nouveaux projets, à investir, et donc in fine à embaucher.
Le sujet est d’autant plus complexe que les PGE viennent s’ajouter à la dette des entreprises souscrite avant le coronavirus, qui avait connu une croissance très importante au cours des dernières années (de 135 % du PIB en 2008 à 175 % en 2018, selon S&P Global Ratings). Au-delà des aspects financiers, le remboursement des PGE est aussi décourageant pour les entrepreneurs, qui sont contraints de lui consacrer le fruit de leur travail.
La question est loin d’être anecdotique, comme en témoigne l’étude, au Royaume-Uni, de BBRS, selon laquelle près de 50 % des bénéficiaires de prêts garantis n’ont pas l’intention de rembourser leur dette… Alors, oui, la situation est inquiétante. Trois options sont sur la table : l’annulation, partielle ou totale, des PGE ; leur réaménagement ; la conversion de ces prêts en prises en participation ou en prêts participatifs.
Les trois options pour le remboursement des PGE
Annuler tout ou partie des PGE, c’est l’arme ultime pour alléger le poids de ces emprunts pour les entreprises. Mais l’Etat devrait alors inciter les banques à abandonner la partie non garantie de leurs créances. Si l’Etat peut légitimement faire le choix politique de prendre à sa charge le remboursement de ces prêts, il serait en revanche injuste d’exiger des banques un tel effort, alors même qu’elles ont joué le jeu pendant la crise en mettant leurs structures au service de l’octroi des PGE.
Le réaménagement des prêts est sans doute une option plus acceptable, notamment du point de vue des banques. Il peut y avoir deux modalités : un décalage des premières échéances de remboursement, ou un allongement de la durée des emprunts. La première solution a déjà été entérinée par le ministre de l’économie, afin de reporter à 2022 les premiers remboursements. C’était nécessaire, mais cela ne fait que repousser le problème.
Reste alors une solution intermédiaire : la conversion des PGE en prises de participation, ou en prêts participatifs. La prise de participation directe, par laquelle les banques – ou l’Etat – deviendraient actionnaires des entreprises ayant eu recours aux PGE, a l’avantage de lever la contrainte de remboursement qui pèse sur les entreprises emprunteuses. Cette solution avait déjà été utilisée en 2009, lors de la crise financière, avec efficacité.
Un enjeu considérable
Mais ces prises de participation ne sont pas adaptées à tous les acteurs : autant elles sont envisageables pour les grandes entreprises et les entreprises à taille intermédiaire (ETI) (23 % du montant des PGE), autant elles sont inadaptées aux PME, et plus encore aux TPE. Le premier blocage est qu’en cas de conversion des PGE en prises de participation, les actionnaires de ces entreprises, qui sont souvent également leurs dirigeants, se retrouveraient minoritaires, ce qui minerait leur motivation. Le second blocage est administratif : comment gérer des dizaines de milliers de prises de participation dans des entreprises de petite taille ?
La conversion des PGE en prêts participatifs, dont le remboursement est subordonné à celui des autres dettes des entreprises, est également envisageable, à condition de définir les modalités d’une telle conversion, et notamment les acteurs susceptibles d’accepter une dégradation de la qualité de leurs créances.
Aucune de ces solutions ne constitue un remède miracle. La solution sera l’accompagnement au cas par cas des entreprises. L’enjeu est considérable : dans une France surendettée, où la croissance économique est souvent présentée comme notre seule planche de salut, les prêts garantis par l’Etat risquent, sans anticipation et sans prise en compte de la fragilité des entreprises, d’enfermer l’économie française dans un régime de stagnation économique à long terme.
21 décembre 2020