Accuracy Talks Straight #6 – Zoom sectoriel

Frédéric Recordon
Associé,
Accuracy

Helena Javitte
Manager,
Accuracy

La data, ultime raison de s’intéresser à la Chine ?

Pour quelles raisons faudrait-il encore s’intéresser à la Chine ? Les signaux qu’elle envoie d’un pays cadenassé, tenté par un repli sur soi, affirmant un modèle sociétal alternatif, conduisent désormais à l’appréhender sous l’angle d’une analyse de risques. Les dernières études des chambres de commerces européennes et américaine en Chine témoignent d’une réévaluation significative des stratégies des entreprises étrangères1.

Et pourtant dans ce contexte assombri, pour nous qui travaillons en Chine depuis plus de 10 ans, la Chine est un pays qui mérite l’attention des Européens. Mais les raisons les plus pertinentes de s’y intéresser ne sont pas forcément celles qui viennent à l’esprit en premier. Certaines pourraient même s’avérer dérangeantes. Et si la Chine était en avance sur l’Occident ? En avance dans les réflexions qui structurent le monde de demain ? A défaut d’un eldorado mercantile… des idées !

A la source de l’avance chinoise se trouve la donnée. Le pays dispose de nombreux atouts. Structurel : 18% de la population mondiale offre une masse de test inégalable. Conjoncturel : sa réglementation ou encore l’abondance des investissements dans la tech. Culturel : le lancement de solutions quick & dirty qui seront améliorées ou abandonnées là où les occidentaux s’efforceront de lancer des produits plus aboutis.

Cet article se propose de scruter sous 3 angles la manière dont la Chine considère la donnée. (1) Comment elle la réglemente pour en faire un avantage concurrentiel. (2) Comment elle est au coeur de la transformation du retail. (3) Comment elle l’utilise pour créer de nouveaux business modèles.

1. UNE RÉGLEMENTATION FAVORISANT L’ÉMERGENCE D’UN AVANTAGE CONCURRENTIEL

Les 1ères réflexions sur les données comme facteur de product ion ont commencé en Chine au début des années 2000 et se sont poursuivies au cours de la décennie suivante par l’édification d’un cadre réglementaire favorisant l’émergence d’un marché des données. Le tournant s’est produit en avril 2020 lorsque la donnée a été of ficiellement considérée comme le 5ème facteur de production, au même titre que le capital, la main d’oeuvre, le foncier et la technologie.

C’est l’acte de naissance d’une économie des données conçue comme l’accélérateur disruptif de la croissance des entreprises chinoises.

Les autorités encouragent les acteurs à structurer leurs données pour en faciliter le partage. Pour cela, le gouvernement a mis en oeuvre des plateformes publiques. Dès 2019, la SASAC, organe gouvernemental qui supervise les entreprises publiques, a publié une liste de 28 entreprises publiques et privées chargées de fédérer leurs industries au moyen de plateformes sectorielles.

La China Aerospace Science & Industry Corp. a la charge de l’aéronautique, la CSSC de la construction navale ou encore Haier via sa plateforme COSMOPLAT de 15 secteurs différents (électronique, fabrication industrielle, textile, industrie chimique, etc…).

Le second objectif vise à créer un marché des données. Conduit par les collectivités locales (Shanghai, Pékin, Shenzhen, Hainan, Guangzhou), il prend la forme de zones de libre-échange et de plateformes pilotes de trading de données. Ainsi, le Shanghai Data Exchange Center (SDEC) s’apparente à une bourse technologique garantissant la conformité juridique des transactions pour les entreprises adhérentes là où le Beijing International Big Data Exchange favorise le partage des données publiques au niveau national avec des velléités d’applications internationales.

Ces initiatives montrent que la Chine a commencé à poser les bases de l’économie de la donnée. Elle tâtonne, expérimentant des réponses à cette question cruciale entre toutes : comment transformer la donnée en un nouvel objet de valeur ? Un premier défi réside dans la multitude de données : personnelles, financières, industrielles, métadonnées, etc. tout autant qu’aux formats souvent incompatibles.

Leur standardisation et leurs protocoles d’échanges sont des enjeux cruciaux de leadership dans le monde de demain. En parallèle se pose la question de leur valorisation. La SDEC travaille actuellement sur ces questions de propriété, d’origine, de qualité, de certification et de fixation de leur prix.

On le comprend la Chine s’est engagée dans une réflexion sur ce nouvel actif qu’est devenue la donnée. Elle procède par touches successives avec les acteurs économiques privés et publics à mesure que se construit un champ des possibles gigantesque.

2. LA DONNÉE, AU COEUR DE LA TRANSFORMATION DU RETAIL

« Aujourd’hui nous ne savons pas monétiser la donnée mais nous savons que les gens ne vivront pas sans données. Walmart génère des données de ses ventes tandis que nous faisons du e-commerce et de la logistique pour acquérir de la donnée.

Les gens me parlent de GMV2 mais la GMV n’est pas ce que nous cherchons. Nous vendons simplement pour acquérir de la donnée, et c’est bien différent de Walmart »3.

Voici en quelques mots de Jack Ma, fondateur d’Alibaba, exposée la différence fondamentale entre la Chine et l’Occident.

LÀ OÙ NOUS VOYONS DANS LE E-COMMERCE UN CANAL SUPPLÉMENTAIRE DE DISTRIBUTION, LES CHINOIS Y VOIENT UN GISEMENT DE DONNÉES.

Si la comparaison des chiffres combinés du Black Friday, Thanksgiving et Cyber Monday aux Etats-Unis (25 milliards de dollars) au Double 11 chinois (139 milliards de dollars)4 montre une avance significative de la Chine, elle ne rend absolument pas compte de cette différence de philosophie.

Le fait que la Chine soit beaucoup plus connectée que les sociétés américaine et européenne, que 99,6% des internautes chinois accèdent à internet depuis leur smartphone masquent l’essentiel.

Se limiter à des analyses quantitatives revient à méconnaître la nature disruptive du retail chinois. Les géants du e-commerce ont créé les solutions de paiement innovantes entraînant leur mainmise sur le retail et leur leadership sur le paiement mobile.

Ceci explique la croissance fulgurante du retail qui repose sur une approche fondamentalement différente des acteurs traditionnels. Alibaba offre l’exemple le plus abouti avec son concept de New Retail défini en 2015.

Deux caractéristiques façonnent ce modèle :

(1) Alibaba se positionne avant tout comme un intermédiaire facilitant les échanges entre marchands et clients ; et

(2) Alibaba a modelé un écosystème holistique, chaquesegment se nourrissant et nourrissant les autres grâce aux données créées par cet écosystème transactionnel.

Intermédiaire : Alibaba propose aux marchands ses outils digitaux de branding, génération de trafic, etc… tout autant que ses services financiers très appréciés des PME délaissées par les banques. Vis-à-vis des consommateurs : Alibaba met à leur disposition une plateforme universelle pour tous leurs besoins quotidiens : lien social, opérations administratives, prêts à la consommation, etc.

Alibaba se distingue donc profondément de ses équivalents occidentaux. Le 1er opère un écosystème dont l’objet est de produire, analyser et monétiser des données tandis que les seconds restent encore malgré leurs dernières évolutions (cloud, etc…) des distributeurs intégrés dont les données sont une résultante.

Pour Alibaba, le retail est un support, nullement une raison d’être. Son leadership repose moins sur sa GMV que sur sa position centrale dans la génération et l’exploitation des données. Que de chemin parcouru depuis la déclaration de Jack Ma le 16 juin 2016 lors de la China Internet+ Conference 中國互聯網+峰會, Alibaba « ne sait pas monétiser ses données » !

Depuis lors, l’entreprise, entrevoyant d’immenses perspectives bien au-delà de ses revenus actuels, a étoffé son écosystème et ses services. Là se trouve sans nul doute la nouvelle frontière.

3. LA DONNÉE, SOURCE DE NOUVEAUX BUSINESS MODÈLES

Si l’exemple du New Retail illustre cette capacité de la Chine à faire pivoter une industrie de la vente de biens à la monétisation de ses données, le développement spectaculaire des véhicules électriques met en lumière sa capacité à créer ex-nihilo des business modèles innovants.

C’est l’exemple des stations de charges électriques.

Une station de charge électrique diffère d’une station d’essence essentiellement sur deux aspects. D’abord le temps de charge incite les usagers à charger à domicile ou sur leur lieu de travail ce qui se traduit par des taux d’utilisation très faible (inférieur à 5%) des bornes se trouvant dans les espaces publics. Ensuite le prix de l’électricité étant strictement encadré, les marges des opérateurs très faibles s’avèrent insuffisantes pour rentabiliser les investissements.

La solution chinoise a consisté à déplacer le centre d’intérêt du conducteur (point focal du modèle Essence) vers l’écosystème électrique.

Pour être performant un opérateur chinois se conçoit comme une plateforme de services pour les conducteurs, les fournisseurs d’emplacements (i.e. promoteurs), les municipalités dans leur politique de la ville, les électriciens, etc…

Il ne s’agit plus seulement de vendre de l’énergie mais d’optimiser des flux et des prix : trafic automobiles, flux énergétiques, etc… Le point central est une nouvelle fois la donnée.

La start-up X-Charge 智充科技, spécialiste des services SaaS B2B, que notre bureau de Pékin connait bien pour avoir travaillé avec elle, est emblématique de cet te révolution des business modèles.

Elle permet aux opérateurs de stations de charge d’analyser en temps réel leurs données, d’ajuster leurs tarifs par borne en fonction du taux d’utilisation et du trafic routier, de stocker l’électricité aux meilleures conditions et de la revendre aux électriciens ou aux gestionnaires d’immeubles lors de pics, etc… La start-up a développé des modèles prédictifs d’activité et de revenus très appréciés des opérateurs. Nulle surprise que Shell Ventures ait investi lors de sa Série-B ; au-delà d’un investissement financier c’est bien un modèle disruptif que la Major est venue chercher en Chine.

De toute évidence, la course pour construire le monde de demain a commencé et la Chine semble bien décidée à établir son leadership à travers une innovation pilotée par l’Etat et relayée par les géants de la tech. Dans cette stratégie, la donnée est clairement considérée comme un actif clé.

Elle est conçue pour asseoir la place future du pays dans le monde. Parallèlement la monétisation des données génèrera des revenus gigantesques que seuls quelques acteurs maitriseront suffisamment pour maximiser leurs gains.

Dans certains secteurs, seule la monétisation de la donnée peut, au moins en phase transitoire, rendre viable des business modèles très capitalistiques. Pour toutes ces raisons, il nous parait essentiel de s’intéresser à ces sujets et pourquoi pas de s’inspirer de certaines initiatives de la Chine.

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1 La dernière étude en date est celle de la Chambre de Commerce et de l’Industrie France Chine CCIFC conduite du 2 au 14 septembre 2022 avec 303 entreprises françaises répondantes ; 79% considèrent une détérioration de l’image de la Chine, 62% voient leurs profits affectés, 58% revoient leur stratégie d’investissements en Chine ; 43% ne prévoient pas d’accroître leur présence dans les 3 prochaines années ; 16% envisagent une réduction de leur présence en Chine
2 GMV : Gross Merchandise Value, volume brut de marchandises
3 Discours de Jack Ma lors de la China Internet+ Conference (中國互遜國+痢全) le 16 Juin 2016
4 Données 2021, sources : Forbes, Bloomberg

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