Accuracy Talks Straight #6 (FR)

Pour notre sixième édition de Accuracy Talks Straight, Jean Barrère introduit le thème de la data, avant de laisser Romain Proglio nous présenter Wintics, le spécialiste de l’analyse vidéo intelligente pour les opérateurs de mobilité. Nous analyserons ensuite la data en Chine avec Frédéric Recordon et Helena Javitte.
Sophie Chassat, Philosophe et associée chez Wemean, posera la question de si la data a une conscience. Ensuite, nous évaluerons notre patrimoine de données avec Isabelle Comyn-Wattiau, Professeur à l’ESSEC Business School, Titulaire de la Chaire Stratégie et Gouvernance de l’Information. Enfin, nous nous focaliserons sur la double transition énergétique et digitale avec Hervé Goulletquer, Senior Economic Advisor.
SOMMAIRE

Edito

Jean Barrère
Associé, Accuracy
Pour un débat sur la data
Comme le fit Victor Hugo pour les travailleurs de la mer, il faut commencer par un hommage appuyé à tous les travailleurs de la data.
Observons le Chief Data Officer structurer la distinction fondamentale entre « donnée brute », « information » et « connaissance », et nous interpeller sur le caractère ô combien complexe du passage d’une catégorie à l’autre.
Voyons le CIO mobiliser des technologies exponentielles à travers des plateformes connectées pour valoriser en accéléré l’actif informationnel de l’organisation.
Un instant. Apprécions la grâce d’un geste baudelairien. Le Data Scientist infuse de l’art dans la data, « vous m’avez donné de la boue, et j’en ai fait de l’or », dit-il !
Reprenons de la vitesse avec le décideur, à l’affût d’un avantage informationnel, et embarquons avec le dirigeant. Sur une mer agitée, il engage son organisation dans des transformations data driven difficiles !
Si le DRH est sommé de créer des parcours dédiés pour attirer et fidéliser ces profils rares, le financier s’interroge lui sur les multiples formes de valeur de la data : valeur de marché, valeur patrimoniale, valeur économique… Comment évaluer cet actif intangible ?
Avançons et applaudissons ! Sur le devant de la scène, le politique pose des limites au tout numérique, et arrange ce qui est dérangé du fait de l’utilisation de nos data privées !
Place à la pensée. Derrière le rideau, le philosophe dérange l’arrangé de nos vies numériques, et questionne l’Être-Data : le numérique est-il désormais le langage de la vérité ? Tout vécu humain est-il traduisible sous la forme de 0 et de 1 ?
Quand un sujet si protéiforme comme celui de la data mobilise autant de profils et de savoirs, de capital et de liquidité, d’intelligence et de technique, de matière à dire et à contredire, quand de cette dialectique naît tant de richesses et de nouvelles formes de vivre-ensemble, c’est qu’il y a là, au fond, un débat essentiel qu’il s’agit de faire vivre.


Romain Proglio
Associé, Accuracy
Wintics
Créée fin 2017 par trois fondateurs, et forte de quatre années de R&D, Wintics se positionne comme le spécialiste de l’analyse vidéo intelligente pour les opérateurs de mobilité. La société commercialise ses produits d’analyse auprès de quatres types de gestionnaires d’infrastructures de mobilité : collectivités territoriales, gestionnaires de transport en commun, aéroports, ports. Pour les collectivités territoriales, la start-up a développé un logiciel d’Intelligence Artificielle particulièrement innovant (appelé Cityvision), qui peut se brancher automatiquement à n’importe quelle caméra, optique ou thermique, récente ou d’ancienne génération, afin d’en extraire de multiples données sur la mobilité, la sécurité des espaces publics et la propreté urbaine. Le logiciel sera par exemple capable d’analyser la fréquentation et les usages d’une piste cyclable afin d’aider la ville à aménager sa mobilité en conséquence.
La solution offre également à ses clients la capacité de piloter en temps réel l’infrastructure, par exemple en déversant dans les feux tricolores les données collectées et analysées par Wintics, ce qui participe à fluidifier le trafic de manière précise et pertinente.
A destination des gestionnaires de transport, Wintics offre la possibilité de visualiser en temps réel les flux de déplacement et le niveau d’affluence. Les gestionnaires d’aéroports, quant à eux, peuvent par exemple superviser les différents flux de passagers arrivant sur site et fluidifier leurs parcours au sein de l’aéroport grâce à un pilotage en temps réel des files d’attente aux guichets et aux contrôles. Wintics se positionne ainsi comme une solution innovante et stratégique afin de rendre les villes plus vertes en favorisant l’essor et l’aménagement des mobilités douces, l’attractivité des transports en commun et la fluidification des déplacements. La caméra devient un outil de pilotage et d’urbanisme efficace et plus sûr. Enfin, Wintics est une société intégralement française, qui propose une solution 100% made in France.
Lauréats des éditions 2018 et 2019 du programme d’innovation de la ville de Paris, certifiés par le label Greentech Innovation et ayant intégré en 2020 les meilleures start-up d’Intelligence Artificielle en Europe dans le secteur de la mobilité, les experts de Wintics (environ 15 aujourd’hui) ont déjà à leur actif des réalisations dans plus de 30 villes françaises.


Frédéric Recordon
Associé,
Accuracy

Helena Javitte
Manager,
Accuracy
La data, ultime raison de s’intéresser à la Chine ?
Pour quelles raisons faudrait-il encore s’intéresser à la Chine ? Les signaux qu’elle envoie d’un pays cadenassé, tenté par un repli sur soi, affirmant un modèle sociétal alternatif, conduisent désormais à l’appréhender sous l’angle d’une analyse de risques. Les dernières études des chambres de commerces européennes et américaine en Chine témoignent d’une réévaluation significative des stratégies des entreprises étrangères1.
Et pourtant dans ce contexte assombri, pour nous qui travaillons en Chine depuis plus de 10 ans, la Chine est un pays qui mérite l’attention des Européens. Mais les raisons les plus pertinentes de s’y intéresser ne sont pas forcément celles qui viennent à l’esprit en premier. Certaines pourraient même s’avérer dérangeantes. Et si la Chine était en avance sur l’Occident ? En avance dans les réflexions qui structurent le monde de demain ? A défaut d’un eldorado mercantile… des idées !
A la source de l’avance chinoise se trouve la donnée. Le pays dispose de nombreux atouts. Structurel : 18% de la population mondiale offre une masse de test inégalable. Conjoncturel : sa réglementation ou encore l’abondance des investissements dans la tech. Culturel : le lancement de solutions quick & dirty qui seront améliorées ou abandonnées là où les occidentaux s’efforceront de lancer des produits plus aboutis.
Cet article se propose de scruter sous 3 angles la manière dont la Chine considère la donnée. (1) Comment elle la réglemente pour en faire un avantage concurrentiel. (2) Comment elle est au coeur de la transformation du retail. (3) Comment elle l’utilise pour créer de nouveaux business modèles.
1. UNE RÉGLEMENTATION FAVORISANT L’ÉMERGENCE D’UN AVANTAGE CONCURRENTIEL
Les 1ères réflexions sur les données comme facteur de product ion ont commencé en Chine au début des années 2000 et se sont poursuivies au cours de la décennie suivante par l’édification d’un cadre réglementaire favorisant l’émergence d’un marché des données. Le tournant s’est produit en avril 2020 lorsque la donnée a été of ficiellement considérée comme le 5ème facteur de production, au même titre que le capital, la main d’oeuvre, le foncier et la technologie.
C’est l’acte de naissance d’une économie des données conçue comme l’accélérateur disruptif de la croissance des entreprises chinoises.
Les autorités encouragent les acteurs à structurer leurs données pour en faciliter le partage. Pour cela, le gouvernement a mis en oeuvre des plateformes publiques. Dès 2019, la SASAC, organe gouvernemental qui supervise les entreprises publiques, a publié une liste de 28 entreprises publiques et privées chargées de fédérer leurs industries au moyen de plateformes sectorielles.
La China Aerospace Science & Industry Corp. a la charge de l’aéronautique, la CSSC de la construction navale ou encore Haier via sa plateforme COSMOPLAT de 15 secteurs différents (électronique, fabrication industrielle, textile, industrie chimique, etc…).
Le second objectif vise à créer un marché des données. Conduit par les collectivités locales (Shanghai, Pékin, Shenzhen, Hainan, Guangzhou), il prend la forme de zones de libre-échange et de plateformes pilotes de trading de données. Ainsi, le Shanghai Data Exchange Center (SDEC) s’apparente à une bourse technologique garantissant la conformité juridique des transactions pour les entreprises adhérentes là où le Beijing International Big Data Exchange favorise le partage des données publiques au niveau national avec des velléités d’applications internationales.
Ces initiatives montrent que la Chine a commencé à poser les bases de l’économie de la donnée. Elle tâtonne, expérimentant des réponses à cette question cruciale entre toutes : comment transformer la donnée en un nouvel objet de valeur ? Un premier défi réside dans la multitude de données : personnelles, financières, industrielles, métadonnées, etc. tout autant qu’aux formats souvent incompatibles.
Leur standardisation et leurs protocoles d’échanges sont des enjeux cruciaux de leadership dans le monde de demain. En parallèle se pose la question de leur valorisation. La SDEC travaille actuellement sur ces questions de propriété, d’origine, de qualité, de certification et de fixation de leur prix.
On le comprend la Chine s’est engagée dans une réflexion sur ce nouvel actif qu’est devenue la donnée. Elle procède par touches successives avec les acteurs économiques privés et publics à mesure que se construit un champ des possibles gigantesque.
2. LA DONNÉE, AU COEUR DE LA TRANSFORMATION DU RETAIL
« Aujourd’hui nous ne savons pas monétiser la donnée mais nous savons que les gens ne vivront pas sans données. Walmart génère des données de ses ventes tandis que nous faisons du e-commerce et de la logistique pour acquérir de la donnée.
Les gens me parlent de GMV2 mais la GMV n’est pas ce que nous cherchons. Nous vendons simplement pour acquérir de la donnée, et c’est bien différent de Walmart »3.
Voici en quelques mots de Jack Ma, fondateur d’Alibaba, exposée la différence fondamentale entre la Chine et l’Occident.
LÀ OÙ NOUS VOYONS DANS LE E-COMMERCE UN CANAL SUPPLÉMENTAIRE DE DISTRIBUTION, LES CHINOIS Y VOIENT UN GISEMENT DE DONNÉES.
Si la comparaison des chiffres combinés du Black Friday, Thanksgiving et Cyber Monday aux Etats-Unis (25 milliards de dollars) au Double 11 chinois (139 milliards de dollars)4 montre une avance significative de la Chine, elle ne rend absolument pas compte de cette différence de philosophie.
Le fait que la Chine soit beaucoup plus connectée que les sociétés américaine et européenne, que 99,6% des internautes chinois accèdent à internet depuis leur smartphone masquent l’essentiel.
Se limiter à des analyses quantitatives revient à méconnaître la nature disruptive du retail chinois. Les géants du e-commerce ont créé les solutions de paiement innovantes entraînant leur mainmise sur le retail et leur leadership sur le paiement mobile.
Ceci explique la croissance fulgurante du retail qui repose sur une approche fondamentalement différente des acteurs traditionnels. Alibaba offre l’exemple le plus abouti avec son concept de New Retail défini en 2015.
Deux caractéristiques façonnent ce modèle :
(1) Alibaba se positionne avant tout comme un intermédiaire facilitant les échanges entre marchands et clients ; et
(2) Alibaba a modelé un écosystème holistique, chaque segment se nourrissant et nourrissant les autres grâce aux données créées par cet écosystème transactionnel.
Intermédiaire : Alibaba propose aux marchands ses outils digitaux de branding, génération de trafic, etc… tout autant que ses services financiers très appréciés des PME délaissées par les banques. Vis-à-vis des consommateurs : Alibaba met à leur disposition une plateforme universelle pour tous leurs besoins quotidiens : lien social, opérations administratives, prêts à la consommation, etc.
Alibaba se distingue donc profondément de ses équivalents occidentaux. Le 1er opère un écosystème dont l’objet est de produire, analyser et monétiser des données tandis que les seconds restent encore malgré leurs dernières évolutions (cloud, etc…) des distributeurs intégrés dont les données sont une résultante.
Pour Alibaba, le retail est un support, nullement une raison d’être. Son leadership repose moins sur sa GMV que sur sa position centrale dans la génération et l’exploitation des données. Que de chemin parcouru depuis la déclaration de Jack Ma le 16 juin 2016 lors de la China Internet+ Conference 中國互聯網+峰會, Alibaba « ne sait pas monétiser ses données » !
Depuis lors, l’entreprise, entrevoyant d’immenses perspectives bien au-delà de ses revenus actuels, a étoffé son écosystème et ses services. Là se trouve sans nul doute la nouvelle frontière.
3. LA DONNÉE, SOURCE DE NOUVEAUX BUSINESS MODÈLES
Si l’exemple du New Retail illustre cette capacité de la Chine à faire pivoter une industrie de la vente de biens à la monétisation de ses données, le développement spectaculaire des véhicules électriques met en lumière sa capacité à créer ex-nihilo des business modèles innovants.
C’est l’exemple des stations de charges électriques.
Une station de charge électrique diffère d’une station d’essence essentiellement sur deux aspects. D’abord le temps de charge incite les usagers à charger à domicile ou sur leur lieu de travail ce qui se traduit par des taux d’utilisation très faible (inférieur à 5%) des bornes se trouvant dans les espaces publics. Ensuite le prix de l’électricité étant strictement encadré, les marges des opérateurs très faibles s’avèrent insuffisantes pour rentabiliser les investissements.
La solution chinoise a consisté à déplacer le centre d’intérêt du conducteur (point focal du modèle Essence) vers l’écosystème électrique.
Pour être performant un opérateur chinois se conçoit comme une plateforme de services pour les conducteurs, les fournisseurs d’emplacements (i.e. promoteurs), les municipalités dans leur politique de la ville, les électriciens, etc…
Il ne s’agit plus seulement de vendre de l’énergie mais d’optimiser des flux et des prix : trafic automobiles, flux énergétiques, etc… Le point central est une nouvelle fois la donnée.
La start-up X-Charge 智充科技, spécialiste des services SaaS B2B, que notre bureau de Pékin connait bien pour avoir travaillé avec elle, est emblématique de cet te révolution des business modèles.
Elle permet aux opérateurs de stations de charge d’analyser en temps réel leurs données, d’ajuster leurs tarifs par borne en fonction du taux d’utilisation et du trafic routier, de stocker l’électricité aux meilleures conditions et de la revendre aux électriciens ou aux gestionnaires d’immeubles lors de pics, etc… La start-up a développé des modèles prédictifs d’activité et de revenus très appréciés des opérateurs. Nulle surprise que Shell Ventures ait investi lors de sa Série-B ; au-delà d’un investissement financier c’est bien un modèle disruptif que la Major est venue chercher en Chine.
De toute évidence, la course pour construire le monde de demain a commencé et la Chine semble bien décidée à établir son leadership à travers une innovation pilotée par l’Etat et relayée par les géants de la tech. Dans cette stratégie, la donnée est clairement considérée comme un actif clé.
Elle est conçue pour asseoir la place future du pays dans le monde. Parallèlement la monétisation des données génèrera des revenus gigantesques que seuls quelques acteurs maitriseront suffisamment pour maximiser leurs gains.
Dans certains secteurs, seule la monétisation de la donnée peut, au moins en phase transitoire, rendre viable des business modèles très capitalistiques. Pour toutes ces raisons, il nous parait essentiel de s’intéresser à ces sujets et pourquoi pas de s’inspirer de certaines initiatives de la Chine.
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1 La dernière étude en date est celle de la Chambre de Commerce et de l’Industrie France Chine CCIFC conduite du 2 au 14 septembre 2022 avec 303 entreprises françaises répondantes ; 79% considèrent une détérioration de l’image de la Chine, 62% voient leurs profits affectés, 58% revoient leur stratégie d’investissements en Chine ; 43% ne prévoient pas d’accroître leur présence dans les 3 prochaines années ; 16% envisagent une réduction de leur présence en Chine
2 GMV : Gross Merchandise Value, volume brut de marchandises
3 Discours de Jack Ma lors de la China Internet+ Conference (中國互遜國+痢全) le 16 Juin 2016
4 Données 2021, sources : Forbes, Bloomberg


Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean
Zombie Data
“Is Data conscious?” Cette question, posée à propos d’un personnage de la série Star Trek, est reprise par le philosophe David Chalmers dans son dernier ouvrage “Reality +”1. Data est le nom d’un androïde. Dans l’épisode de la série intitulé “The Measure of a Man”, un procès a lieu pour déterminer si Data est un être intelligent et conscient.
Pas de doute sur l’intelligence du robot humanoïde : Data a la capacité d’apprendre, de comprendre et de gérer des situations nouvelles. En revanche, la question de savoir si Data est conscient reste sans réponse. Data disposet-il d’une vie intérieure avec des perceptions, des émotions et des pensées conscientes ? Ou Data est-il ce que les philosophe appellent un « zombie » ? En philosophie, un zombie est un système qui, extérieurement, se comporte comme un être conscient, mais qui, intérieurement, n’a aucune expérience consciente. Il se conduit de manière intelligente, mais n’a ni vie intérieure ni réflexivité de ses faits et gestes.
Chalmers part de ce récit pour se demander si un système digital peut être conscient ou si seuls les êtres humains et les animaux sont doués de conscience. Pour ce philosophe australien décoiffant, un système simulant parfaitement le fonctionnement d’un cerveau pourrait être conscient au même titre qu’un cerveau biologique. Ce qui l’entraîne vers de vertigineuses spéculations : mais alors, en miroir, notre conscience actuelle ne serait-elle pas elle-même l’effet d’une simulation ? Ne vivrions-nous pas déjà dans un métavers et notre Dieu ne serait-il pas un ordinateur ?
Si nous faisons de l’histoire du bien nommé Data une allégorie, nous pouvons l’utiliser pour nous poser une question éthique simple lorsque nous exploitons des data. À quel type de data avons-nous affaire : Zombie Data or Conscious Data ? Dans le premier cas, nous récoltons des data qui semblent se comporter intelligemment mais dont in fine le contenu est vide et sans intérêt. Expérience commune : quelle masse de data pour parfois si peu d’enseignements utiles, voire des usages absurdes ! Ajoutons que ces data nous transforment nous aussi en zombies… Car nous voilà réduits à des agrégats de comportements extérieurs (achats effectués, mots-clés tapés sur des moteurs de recherche, conversations sur les réseaux sociaux etc.) censés résumer nos désirs intérieurs – lesquels sont tout de même un peu plus subtils. Zombie Data make Zombie People!
En ce qui concerne les Conscious Data, il est aujourd’hui certain que le Big Data n’a pas la conscience des systèmes que Chalmers juge tout à fait plausible à terme. Reste alors aux consciences extérieures humaines à donner du sens aux data, à les humaniser. Un peu comme l’androïde Data a besoin d’un ami humain pour évoluer : c’est le rôle du Captain Picard dans Star Trek. Conscious People make Conscious Data!
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1 David J. Chalmers, “Reality +. Virtual worlds and the problems of philosophy”, Penguin Books/Allen Lane, 2022. Non encore traduit en français.


Isabelle Comyn-Wattiau
Professeur à l’ESSEC Business School, Titulaire de la Chaire Stratégie et Gouvernance de l’information
Evaluer notre patrimoine de données, un défi auquel aucune entreprise ne peut échapper
Evoquer la valeur de la donnée en 2022, à l’heure où les media regorgent d’exemples d’entreprises qui subissent des préjudices liés aux données, voilà qui est contre-intuitif. Pourtant, cette valeur est bien connue et c’est même la raison pour laquelle les attaques visant les données ne sont pas uniquement des malveillances. Elles visent de plus en plus souvent à prendre possession du patrimoine informationnel de ces organisations.
La sécurité de la donnée peut être déclinée selon le triptyque : disponibilité, confidentialité, intégrité. Mettre à mal un système d’information en compromet la disponibilité et donc met en danger le processus que ce système sous-tend. C’est encore ce qu’on a pu constater à l’hôpital de Corbeil-Essonnes ces derniers mois. Faute de disposer des données liées au patient, le processus de diagnostic et de soins est rendu plus long et plus coûteux. Il peut même impacter la santé du patient en retardant la mise en oeuvre d’un traitement. Mais, lors de ces attaques, on craint aussi la rupture de la confidentialité de données hautement sensibles.
Enfin, si, d’aventure, les pirates informatiques en venaient à modifier ces mêmes données, ils pourraient en compromettre l’intégrité. Ainsi, ce sont les trois pans de la sécurité de la donnée qui sont impactés avec des dommages très nombreux : d’abord la santé du patient, mais aussi la réputation de l’hôpital et enfin les coûts liés à la remise en état du système d’information et de tous les processus impactés. Se limiter à la sécurité de la donnée est une approche défensive réductrice même si on ne peut l’écarter. Evaluer la valeur de la donnée est un enjeu de taille pour la plupart des entreprises. La presse publie quotidiennement des réussites de start-ups où une bonne idée de partage, de mise en commun d’une information très opérationnelle conduit à une valeur nouvelle insoupçonnée. Ainsi, en 2021, la capitalisation boursière de Facebook atteignait environ 1 000 milliards de dollars, mais la valeur nette de l’entreprise fondée sur l’actif et le passif n’était que de 138 milliards de dollars3. La différence en termes de valeur s’explique par les données que Facebook collecte auprès des utilisateurs et qu’elle utilise à son tour pour alimenter ses algorithmes publicitaires. Pour les économistes, les données constituent un actif non rival (au sens où elles peuvent être consommées par plusieurs sans diminuer), qui ne se déprécie pas nécessairement quand on l’utilise et peut, au contraire, être génératrice de nouvelles informations, par exemple combinée à d’autres. Pour certaines d’entre elles, la valeur se déprécie très rapidement. Toutes ces caractéristiques en font un actif très spécifique qui ne ressemble pas totalement à aucun autre actif intangible, marque, logiciel, brevet, etc.
Aborder la valeur de la donnée nécessite aussi de s’entendre sur le vocabulaire : donnée vs. Information. Sans rouvrir le débat sur la différence entre donnée et information, on peut dans une première approche du sujet les considérer comme identiques. Certains vont cependant distinguer la donnée, entrée du système, non modifiable, résultat de la mesure d’un phénomène de l’information, sortie du système après nettoyage, traitement, affinage, transformation, etc.
La valeur de l’information a été étudiée en cohérence avec lespratiques comptables notamment par Moody et Walsh2. Ils se sont efforcés de démontrer d’abord que l’information peut être considérée comme un actif : elle offre un service et un avantage économique, elle est contrôlée par l’organisation et elle est le résultat de transactions passées. Ils proposent ensuite trois approches d’évaluation de la valeur de l’information. La première est fondée sur les coûts, d’acquisition, de traitement, de conservation, etc. C’est la plus facile à mettre en oeuvre puisque ces éléments sont peu ou prou présents dans les tableaux de bord du contrôleur de gestion. Cependant, ils ne reflètent pas toutes les dimensions de la donnée, par exemple l’évolution de sa valeur dans le temps. La seconde est fondée sur le marché et consiste à évaluer la valeur que l’on pourrait obtenir en vendant cette donnée.
On parle de valeur d’échange. Cette approche requiert un effort conséquent. De plus, il n’est pas toujours possible d’obtenir une mesure fiable de la valeur de cette donnée. Enfin, la troisième est fondée sur l’utilité. Il s’agit d’évaluer la valeur d’usage de la donnée en estimant la valeur économique qu’elle permettra d’obtenir en tant que produit ou en tant que catalyseur. Mais cette valeur est difficile à anticiper et la part de son effet catalytique est aussi très complexe à estimer.
Il apparait ainsi que les nombreuses approches d’évaluation de la valeur de la donnée sont partielles mais complémentaires. Les unes sont fondées sur la valeur d’usage ou la valeur d’échange de la donnée. D’autres font l’hypothèse d’un compor tement rationnel des entreprises et évaluent la donnée au niveau de l’investissement consenti pour l’acquérir et la gérer tout au long de son cycle de vie. Enfin, les approches fondées sur les risques voient la donnée comme l’objet de menaces pour l’entreprise ou l’organisation. Il peut s’agir de risque opérationnel : ainsi, la donnée manquante ou endommagée met en cause le fonctionnement de certains processus. Mais il y a aussi les risques légaux ou réglementaires puisque de plus en plus de textes régissent les obligations à respecter en matière de données. Le Règlement Général sur la Protection des Données n’en est qu’un exemple, le plus démocratisé sans doute. Les risques peuvent aussi être d’ordre stratégique quand ils concernent la réputation de l’entreprise ou conduisent celle-ci à prendre de mauvaises décisions. Enfin, certains auteurs ont adopté une approche par les externalités pour les données ouvertes qui sont a priori disponibles pour tous mais qui, par leur bonne valorisation, peuvent apporter un bénéfice pour la société dans son ensemble.
Le concept de la valeur de la donnée est à relier à l’objectif de sa bonne gouvernance : maximiser la valeur de la donnée en minimisant les risques et les coûts qui lui sont associés1. En adoptant ce triptyque, valeur, risque et coût, on peut mieux appréhender une vision holistique de la valeur de la donnée et améliorer son évaluation. Ces trois dimensions valeur, risque et coût sont complémentaires mais ne nous permettent pas d’exclure le contexte. Ainsi, la même information n’a pas la même valeur selon le contexte temporel, géographique, économique, politique dans lequel le processus d’évaluation s’inscrit. Il faut répondre à la question du pourquoi de l’évaluation pour pouvoir caractériser les éléments per tinents du contexte : politique, économique, social , technologi que, écologique et légal (PESTEL) notamment. L’objet lui-même de l’évaluation doit être précisé. Une des difficultés dans l’estimation de la valeur de la donnée est de choisir la granularité adéquate : s’agit-il de l’ensemble d’un système d’information (le système d’information client) ou d’un jeu de données (la base de données des clients) ou encore d’une information clé (le prix de lancement du produit concurrent) ? Il est clair que la valeur d’un système d’information n’est pas la simple agrégation de la valeur de ses composants.
Il existe peu d’approches d’évaluation de la valeur de la donnée qui soient suffisamment holistiques et générales, permettant une application à tout type de donnée dans n’importe quel contexte. Des recommandations existent comme, par exemple, celle de choisir entre une approche descendante et une approche ascendante. Au contraire, l’approche holistique ne peut l’être qu’en combinant ces deux parcours de la valeur.
C’est parce que l’entreprise est encore incapable de mesurer la valeur réelle et potentielle des données qu’elle n’investit pas suffisamment dans la gouvernance des données et le partage des informations.
C’est un cercle vicieux puisque cela la rend finalement incapable de réaliser la pleine valeur. Le cercle vertueux peut se bâtir en commençant par les données les plus critiques, par exemple (mais pas nécessairement) la donnée client, et en embarquant progressivement tous les acteurs de la donnée, producteurs, « transformeurs », vendeurs, distributeurs, consommateurs de cette donnée. Ils ont les différents points de vue nécessaires à l’approche holistique.
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1 J. Akoka, I. Comyn-Wattiau, « Evaluation de la valeur des données – Modèle et méthode », Actes du 40ème congrès INFORSID (INFormatique des ORganisations et Systèmes d’Information et de Décision), Dijon, 2022.
2 D. Moody, P. Walsh, « Measuring the Value of Information – an Asset Valuation Approach », Actes de la conférence européenne sur les systèmes d’information (ECIS), 1999.
3 A. Neely, « Why You Should Be Treating Your Data As An Asset », Anmut, https://www.anmut.co.uk/why-you-should-betreating-your-data-as-an-asset/


Hervé Goulletquer
Senior Economic Advisor, Accuracy
La double transition énergétique et digitale : Volontarisme pour l’investissement et clairvoyance pour le pilotage macroéconomique
L’économie mondiale est confrontée à de nombreux enjeux. Dans une perspective cour te, un tempo inusité des prix et une dégradation des perspectives de croissance, le tout dans un contexte politique compliqué sur le front intérieur dans de nombreux pays et inquiétant en matière de relations internationales (les comportements de la Russie en Ukraine, de la Chine autour de Taïwan et de l’Iran avec ses voisins arabes) ; dans une perspective longue, le vieillissement démographique concerne beaucoup de régions autour du globe, la « régulation » économique paraît s’éloigner du corpus néolibéral pour revenir vers une approche davantage keynésienne et une double transition, énergétique et digitale, est engagée.
Arrêtons-nous sur ce dernier point. La transition énergétique s’impose. Il y va de la préservation de la planète et de toutes les espèces qui y vivent. Il va falloir « décarboner » l’industrie et les transports, réussir la rénovation thermique des bâtiments et développer à grande échelle les énergies renouvelables. La transition digitale est aussi un impératif. Il s’agit d’un processus continu permettant aux entreprises, aux administrations et aux ménages d’intégrer les nouvelles technologies (par exemple le cloud, l’internet des objets ou l’intelligence artificielle) à beaucoup des aspects de leurs activités. En sachant que les transformations nécessaires ne répondent pas qu’à des problématiques technologiques. Il y a un aspect humain très important, avec des adaptations culturelles et comportementales à mener.

Les montant des investissements en jeu est impressionnant. En s’arrêtant à la seule Zone Euro, retenir une enveloppe annuelle de 500 milliards d’euros par an et ceci pendant de nombreuses années (sans doute plus de 10 ans) ne paraît pas déraisonnable. C’est du moins l’ordre de grandeur auquel on arrive en faisant la synthèse de quelques travaux « dignes de foi ». Cela représente plus de 4 points de PIB !
Les sommes engagées sont d’une telle taille qu’il ne semble pas inutile de s’interroger sur leurs implications macroéconomiques. Proposons un chiffrage prospectif simple à l’horizon 2032. Le point de départ est ce volontarisme en matière d’investissement, lié à la double transition : les « fameux » 500 milliards d’euros par an, qui, en passant d’une référence en monnaie courante à une autre en monnaie constante (celle retenue dans la mesure de la croissance économique – celle du PIB -), deviennent 440 milliards. Les autres éléments de la demande, y compris les dépenses d’investissements hors cette double transition, restent sur la tendance observée au cours des années passées. A un détail près toutefois ; le surcroît d’investissement se traduit par plus d’importations et donc par une réduction de l’excédent extérieur. Nous faisons aussi l’hypothèse qu’aucun choc de prix ou de politique économique n’intervient sur la période.

LE TABLEAU CI-DESSUS REPREND LES PRINCIPALES IMPLICATIONS À PRENDRE EN COMPTE. TROIS D’ENTRE ELLES SONT PARTICULIÈREMENT NOTABLES :
• La croissance du PIB atteindrait 1,5% l’an. Si le chiffrage n’apparaît pas a priori exagéré, il faut admettre que le potentiel de croissance est plutôt estimé à 1% l’an. Bien sûr, on peut considérer que l’effort supplémentaire d’investissement contribuera à plus de croissance. Mais à rebours on pourrait défendre l’idée que pour partie au moins cette accumulation nouvelle de capital se substituera à une destruction d’immobilisations devenues obsolètes.
Sans oublier les évolutions démographiques qui envoient un message plutôt défavorable pour ce qui est de la population active (effet à peut-être compenser par un retour à une situation proche du plein emploi).
Bref, une suspicion demeure :
le chiffrage induit par les hypothèses retenues n’est-il pas trop optimiste ?
• La part de la consommation des ménages dans le PIB reculerait de 2,5 points sur la période, pour atteindre 49,5%. Le niveau actuel n’est déjà pas très élevé : 52% contre une moyenne de 55% entre 1995 et 2010 (et un point haut à 59% en 1980), période qui a donc été suivie par une décrue progressive.
Avec le changement de « régulation » macroéconomique qu’on voit poindre et qui met l’accent sur une croissance plus inclusive, est-ce bien crédible ?
• Si le ratio investissement/PIB doit progresser de près de 4,5 points d’ici à 2032, alors l’épargne devra suivre ; les équilibres macroéconomiques sont ainsi faits ! D’où cela pourra-t-il venir ? En partie d’une moindre épargne européenne se dirigeant vers le reste du monde.
N’avons-nous pas retenu l’hypothèse d’une réduction de l’excédent extérieur ? Pour le reste, il faudra choisir entre un plus grand effort d’épargne des ménages, une augmentation des profits des entreprises et /ou une baisse du déficit des comptes publics.
AUCUNE DES OPTIONS NE VA DE SOI.
La première renvoie à la question de la réduction de la consommation des ménages dans le PIB ; on vient de le voir.
La seconde suggère une nouvelle déformation de la richesse créée en faveur des entreprises. N’est-ce pas contradictoire avec l’air du temps (nouvelle « régulation », dont le développement des critères ESG – Environnement, Social et Gouvernance -) ?
La troisième semble raisonnable, bien sûr ; mais comment choisir entre repli des dépenses courantes et hausse des prélèvements (l’investissement public serait très certainement « sanctuarisé ») ? Si ce scénario n’est pas celui de l’inacceptable, mais apparaît tout de même un peu « mal foutu », alors, il faut essayer de concevoir ce qui serait raisonnable d’anticiper sous les deux contraintes de réussir la double transition et de ne pas s’illusionner de trop sur les performances à venir en termes de croissance économique.
En fait, l’ajustement ne peut porter que, soit sur l’épargne placée dans le reste du monde (la contrepar tie de l’équilibre du compte des biens et services avec l’extérieur), avec la possibilité que les flux s’inversent et que la Zone Euro doive « importer » de l’épargne étrangère, soit sur un ralentissement des dépenses de consommation (qu’il s’agisse des ménages et/ou des administrations).
La première solution fragiliserait l’Europe sur la scène internationale.
Macroéconomiquement, elle apparaîtra moins solide, ce qui renforcera l’impression déjà tirée de la microéconomie (moindre rentabilité des entreprises du « vieux continent » par rapport à celles du « nouveau monde » et moindre présence dans les secteurs d’avenir) et de la politique (les problématiques non résolues de l’intégration et du rôle géopolitique).
Comment ne pas considérer alors que les équilibres financiers apparaitront plus incertains, qu’il s’agisse du niveau des taux d’intérêt ou du taux de change ?
La seconde idée, qui évidemment rime avec frugalité, semble difficile à mettre en place, dans un environnement à la fois plus keynésien et marqué du sceau de l’ambition d’un partage de la richesse plus en faveur des ménages. A moins que les pouvoirs publics trouvent la martingale pour inciter ceux-ci à épargner davantage.
On le comprend ; l’ambition de pousser les feux de l’investissement, pour des tas de bonnes raisons, a des effets macroéconomiques déstabilisants. Il faut anticiper et s’y préparer ; mieux vaut prévenir que guérir…