La filière aéronautique au pied du mur du climat
Philippe Delmas
Senior Advisor – Aerospace & Defence,
Accuracy
Christophe Leclerc
Associé,
Accuracy
Jean-François Partiot
Associé,
Accuracy
Le transport aérien est en tête de liste des secteurs les plus touchés par la crise du Covid. Derrière lui, souffre toute la filière aéronautique, des constructeurs aux équipementiers de toutes tailles. Le choc est d’autant plus violent que la croissance annuelle était de 5% en moyenne lissée sur les 40 dernières années et était encore prévue à plus de 4% par an pour les décennies à venir*.
En 2020, le trafic aura baissé de 66% par rapport à 2019** tandis que le timing et le niveau de sa reprise sont incertains. Sur les vols intérieurs des grands pays, la reprise dépendra de la rapidité et de l’efficacité des vaccinations. Elle est déjà vigoureuse aux Etats-Unis (trafic revenu à -31% en mars 2021 par rapport à mars 2019) et en Chine (+ 11%) alors qu’elle reste anémique dans l’Union européenne (- 63%). Sur les vols internationaux, la reprise dépendra des reconfinements liés à l’émergence de variants, du rythme de vaccination de chaque pays mais également de la confiance que ces derniers s’accorderont les uns les autres. Elle est aujourd’hui très faible. Au total, 2021 connaîtra un niveau de trafic encore très dégradé. Fin avril 2021, l’IATA prévoyait un trafic aérien mondial à 43% de son niveau de 2019, (contre 51% prévu en décembre). Globalement, le retour au niveau d’activité de 2019 devra sans doute attendre la mi-2022 pour les vols intérieurs et 2023, voire 2024, pour les vols long-courriers. Seul le fret a connu une croissance soutenue mais il représente moins de 10% du trafic.
Plusieurs facteurs laissent penser que le trafic aérien n’est pas prêt de retrouver une croissance durable comparable à celle des décennies précédant la crise, (5% par an de 1980 à 2019).
Plusieurs arguments viennent soutenir cette vision :
– Les préoccupations écologiques des passagers deviennent primordiales et une partie d’entre eux sera plus vigilante à voyager moins et moins loin ;
– Les grands groupes ont traversé la crise du covid en stoppant net tous les voyages d’affaires : courts, moyens et longs courriers.
L’apprentissage a été brusque et subit mais les conclusions sont radicales et très favorables à la stricte limitation de ces voyages, qui permet des économies importantes et l’amélioration du bilan climatique, qui est de plus en plus suivi par les marchés. Selon les dirigeants de grands groupes européens interrogés fin 2020, les voyages d’affaires pourraient durablement baisser de 25% à 40% par rapport à 2019***.
– Déjà suffisants pour justifier une baisse significative du trafic, ces deux facteurs seront complétés par un troisième, corollaire immédiat du modèle économique des compagnies aériennes. Les classes premières et affaires sont le levier majeur de rentabilité d’un vol long-courrier.
Si leurs volumes venaient à être amputés de 25% à 40%, les compagnies n’auront pas d’autre solution que d’augmenter significativement les prix moyens pour toutes les classes
de passagers.
L’impact de la modification des comportements sur les prix devrait entraîner un nouvel équilibre économique : une baisse des volumes de classe affaires de 30% pourrait entraîner une augmentation moyenne du prix des places (affaires et loisirs) de 15%. Avec un coefficient d’élasticité prix/volume de 0,9*, une baisse moyenne du trafic loisirs de 13,5% serait alors à prévoir.
En ordres de grandeur les prévisions de trafic aérien passager pourraient alors être les suivantes :
– Baisse du trafic en classe affaires et first de 30% ;
– Baisse du trafic en classe éco de 13,5% ;
– Augmentation des prix moyens de vente de 15%.
Selon nous, ce trou d’air inattendu et subit constitue une occasion unique pour la filière de se restructurer. Elle y est contrainte par une situation financière intenable. Le transport aérien a levé plus de 250 milliards de dollars de dettes depuis le début de la pandémie et son niveau d’endettement net total devrait dépasser son chiffre d’affaires courant fin 2021 début 2022. Aujourd’hui, le secteur perd encore des dizaines de milliards de dollars de cash chaque trimestre participant à la poursuite de son endettement. (Source IATA)
L’industrie va nécessairement devoir réviser son modèle en profondeur, d’autant plus que cette contrainte économique se double d’une contrainte climatique tout aussi violente. Le transport aérien est en effet un émetteur important de CO2, à hauteur de 2,5% du niveau mondial et de l’ordre de 4% dans l’Union européenne. Il subit en outre une contrainte qui lui est spécifique, à savoir que le CO2 n’est qu’une fraction de son impact climatique global. Les travaux les plus récents ( juillet 2020) confirment que ses émissions de monoxyde d’azote en haute altitude (NOx) contribuent davantage au réchauffement climatique global que celle de CO2.
Au total, le transport aérien représenterait à lui seul 5 à 6% de l’impact climatique de l’humanité.
Ce n’est pas faute d’effort. Les émissions de CO2 par km. passager ont baissé de 56% depuis 1990, ce qui est l’une des meilleures performances de toutes les industries. Le tonnage total de CO2 émis a néanmoins doublé sur cette même période en raison de la croissance du trafic. Ryanair, le leader européen du low cost, résume l’impasse climatique du transport aérien: ses avions sont très récents, leur remplissage maximum (taux moyen 95%) mais elle est l’entreprise la plus émettrice de CO2 d’Europe après 9 opérateurs de centrales électriques à charbon.
Le progrès technique se poursuivra mais, pour les avions tels que nous les connaissons, il ne s’accélèrera pas non plus. Quant aux technologies vraiment nouvelles (hydrogène, électricité), elles viendront sans doute, mais trop tard pour jouer un rôle impor tant dans la tenue des objectifs du GIEC en 2050, c’est à dire limiter le réchauffement climatique à 1,5°C et des émissions nettes de carbone à zéro.
Dans ce contexte, la filière doit se repenser en tenant compte des faits suivants :
– La croissance du trafic restera durablement inférieure à celles des décennies précédentes ;
– Les progrès d’efficacité énergétiques se poursuivront mais ne s’accélèreront pas ;
– Ils devront être complétés par des solutions climatiques crédibles (et donc pas de la compensation) et rapides, comme les carburants propres. Boeing et Airbus viennent d’annoncer, au printemps 2021, leur volonté d’accélérer vite et fort sur l’usage du kérosène vert. Ces derniers ne viendront néanmoins pas en volumes suffisants pour répondre aux objectifs du GIEC ;
– Le sérieux problème, aujourd’hui laissé de côté, des émissions en haute altitude va devoir être traité ;
– Par la suite, et compte tenu du coût des solutions de décarbonation, le coût du transport aérien va fatalement augmenter significativement;
– Cette hausse pèsera sur le trafic le plus sensible au prix, le tourisme, tandis que la Tech réduira nettement et durablement le trafic « haute contribution » ;
– Combinés avec une situation d’endettement préoccupante, ces facteurs vont imposer une révision profonde du modèle économique du transport aérien.
Malgré ce diagnostic sévère, nous pensons qu’il existe des moyens pour l’industrie de réagir de manière radicale et constructive. Nous vous proposerons des pistes prochainement.
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Sources : *Boeing et Airbus / * IATA
***interviews Accuracy de dirigeants de grands groupes.