Accuracy Talks Straight #2 (FR)

Pour notre deuxième édition de Accuracy Talks Straight, Nicolas Barsalou nous livre son point de vue sur la sortie de crise, avant de laisser Romain Proglio nous présenter Delfox, une start-up spécialisée en intelligence artificielle. Nous analyserons ensuite l’impact de la crise dans le secteur aéronautique avec Philippe Delmas, Senior Aerospace & Defence advisor, Christophe Leclerc et Jean-François Partiot.
Sophie Chassat, Philosophe et associée chez Wemean, nous proposera d’explorer la sortie de crise – côté culturel. Enfin, nous nous focaliserons sur la dette publique avec Jean-Marc Daniel, économiste, professeur émérite à l’ESCP, ainsi que sur le risque inflationniste avec Hervé Goulletquer, Senior Economic Advisor.
SOMMAIRE

Édito

Nicolas Barsalou
Associé, Accuracy
LA CRISE ET CE QUI S’ENSUIVIT*
La crise que nous traversons depuis bientôt un an et demi n’a pas d’équivalent dans l’histoire moderne. Ce n’est ni une crise cyclique classique, ni même une réplique de la grande crise financière de 2008. Il serait donc dangereux de penser que nous en sortirons de la même manière que les crises précédentes.
Que constatons-nous ? Deux mots permettent d’approfondir l’analyse.
Le premier est « contraste ». Ce n’est certes pas la première fois qu’une crise économique affecte plus sévèrement certaines zones géographiques, et notamment dans le cas présent l’Europe plus que l’Extrême-Orient. En revanche, c’est la première fois que nous observons une telle diversité en matière d’impact sur les différents secteurs économiques. Ainsi certains secteurs sinistrés mettront au mieux plusieurs années à retrouver la situation de 2019, comme le transport aérien ou le tourisme. A contrario, d’autres secteurs ont tiré parti de la crise, comme les activités en ligne (e-commerce, vidéo, jeux) ou ont pu servir de valeur refuge, comme le luxe.
Le deuxième mot est sans doute « incertitude ». Compte tenu d’un contexte géopolitique tendu et des injections sans précédent de capitaux dans l’économie, l’embellie actuelle pourrait déboucher à relativement court terme sur une autre crise de nature plus classique, d’autant plus sérieuse que toutes les plaies récentes n’auront pas cicatrisé.
En tant que conseils de nombreux acteurs de la vie économique partout dans le monde, nous observons une dé-corrélation inédite entre certaines situations de marché et l’état général de l’économie. D’une part, le marché des fusions-acquisitions, dopé par une abondance sans précédent de liquidités, a rarement sinon jamais connu une telle exubérance en volume comme en prix, et ce bien avant la sortie de crise. D’autre part, le marché des restructurations des entreprises est lui aussi et simultanément très actif, porté en particulier par les renégociations bancaires dans certains secteurs en difficulté. Ce paradoxe n’est qu’apparent : compte tenu des éléments rappelés ci-dessus il est possible et donc naturel d’observer ces deux tendances à la fois.
Dans ce contexte, il convient à notre avis plus que jamais pour tous les acteurs de la vie économique et financière d’éviter les comportements moutonniers et d’analyser chaque cas de manière individualisée et sur-mesure.
Le cas le plus intéressant est sans doute celui de secteurs qui sont traversés à la fois par ces deux courants positif et négatif. Le secteur de l’immobilier est particulièrement pertinent car il est traversé par des mutations profondes et durables, auxquelles s’ajoutent les effets de la dernière crise. Examinons à ce ti t re deux sous-secteurs représentatifs : l’immobilier commercial et l’immobilier de bureaux.
Le premier est affecté depuis longtemps maintenant par le développement for t et pérenne du e-commerce, phénomène qui s’est accéléré en 2020 sous l’effet du confinement et de la fermeture de nombreux centres commerciaux, à tel point que les valeurs des foncières commerciales étaient en fin d’année dernière à un plus bas historique. Notre conviction arrêtée depuis longtemps déjà est que cette baisse des valeurs était excessive et caractéristique de ces mouvements moutonniers déjà mentionnés et non adaptés à l’économie moderne : les centres bien placés, bien gérés et bien aménagés continueront à être des acteurs majeurs du commerce. Il est heureux que, depuis quelques semaines, certains commencent à s’en rendre compte et que les valeurs remontent.
Le deuxième bénéficiait jusqu’à la crise de 2020 d’une conjoncture favorable, en raison d’une inadaptation structurelle de l’offre à la demande et d’une situation de taux d’intérêt réels nuls qui tirait à la hausse les valeurs dites « refuges » comme l’immobilier.
De surcroît, la crise a eu jusqu’ici peu d’impact car, pour l’essentiel, les loyers ont continué à être payés et, compte tenu d’une politique monétaire extrêmement accommodante, les taux de capitalisation et donc les valeurs ont peu évolué. Or, ces deux paramètres sont aujourd’hui menacés. L’essor du télétravail, s’il s’avère pérenne et significatif (au-delà sans doute d’un ou deux jours par semaine), aura inévitablement des conséquences importantes sur la quantité de mètres carrés nécessaires, sur l’aménagement des locaux et sur leur emplacement. Tous ces impacts ne seront pas forcément négatifs : s’il est certain que les grands centres d’affaires comme La Défense ou Canary Wharf souffrent et vont souffrir, les quartiers centraux des affaires pourraient voir leurs valeurs et taux d’occupation continuer à croître.
Quant aux paramètres macro-économiques, et notamment l’inflation, seul un oracle pourrait prédire leur évolution : la seule chose à faire est de rester vigilant et de se donner les moyens d’être anti-fragile grâce à des stratégies privilégiant la flexibilité et l’agilité. À cet égard, il sera extrêmement pertinent de surveiller l’évolution du secteur bancaire, mais ceci sera l’objet d’une autre chronique…
* « LES MYRTES ONT DES FLEURS QUI PARLENT DES ÉTOILES ET C’EST DE MES DOULEURS QU’EST FAIT LE JOUR QUI VIENT PLUS PROFONDE EST LA MER ET PLUS BLANCHE EST LA VOILE ET PLUS LE MAL AMER PLUS MERVEILLEUX LE BIEN »
LOUIS ARAGON
« LA GUERRE ET CE QUI S’ENSUIVIT » (LE ROMAN INACHEVÉ)

Delfox

Romain Proglio
Associé, Accuracy
Fondée en 2018 à Bordeaux, Delfox est une plateforme d’Intelligence Artificielle par apprentissage à renforcement, permettant de modéliser des systèmes capables d’évoluer intelligemment et de manière autonome et intuitive dans un environnement en évolution constante, sans intervention humaine ni programmation préalable.
La technologie développée par Delfox consiste ainsi à donner des objectifs à l’IA, qui doit ensuite trouver un moyen d’atteindre de les atteindre. En effet, lorsqu’il s’agit d’IA, il faut comprendre que cette intelligence repose avant tout sur de l’apprentissage.
Ce sont donc ces mécanismes d’apprentissage qui sont au coeur du développement de Delfox, qui s’est développé de manière significative depuis plus de deux ans sur des compétences de pointe comme le Deep Learning, le Reinforcement Learning et les algorithmes avancés connexes.
Il s’agit d’apprendre à une machine à réagir de manière autonome, donc sans lui indiquer comment faire face à une problématique. La machine proposera elle-même des solutions, qui amèneront des récompenses ou des pénalités, et apprendra ainsi de ses erreurs.
Pour apprendre par exemple à un drone à aller d’un point A à un point B, il ne s’agit donc pas de lui indiquer s’il doit éviter des collisions ou accélérer à certains points du trajet, mais plutôt de lui laisser la capacité de réagir lui-même et de le récompenser ou le pénaliser en fonction des solutions proposées. Les applications sont particulièrement larges, en premier lieu dans le domaine des satellites, dans lequel Delfox épaule ArianeGroup dans la surveillance de l’espace. Delfox participe ainsi à détecter les trajectoires de satellites à partir de données provenant du réseau de surveillance de l’espace GEOTracker pour éviter les collisions et les interférences.
Mais le champ d’application est bien plus vaste : drones autonomes militaires et urbains, automobiles, logistique, Défense, Naval, etc. L’autonomie sera sans aucun doute un segment d’activité clef de la prochaine décennie. Delfox est déjà une des plus belles réussites dans le domaine. Avec 15 collaborateurs, Delfox a un objectif d’atteindre 1m€ de chiffre d’affaires en 2021, et possède déjà des références comme ArianeGroup, Dassault Aviation, Thales ou la DGA.

La filière aéronautique au pied du mur du climat

Philippe Delmas
Senior Advisor – Aerospace & Defence,
Accuracy

Christophe Leclerc
Associé,
Accuracy

Jean-François Partiot
Associé,
Accuracy
Le transport aérien est en tête de liste des secteurs les plus touchés par la crise du Covid. Derrière lui, souffre toute la filière aéronautique, des constructeurs aux équipementiers de toutes tailles. Le choc est d’autant plus violent que la croissance annuelle était de 5% en moyenne lissée sur les 40 dernières années et était encore prévue à plus de 4% par an pour les décennies à venir*.
En 2020, le trafic aura baissé de 66% par rapport à 2019** tandis que le timing et le niveau de sa reprise sont incertains. Sur les vols intérieurs des grands pays, la reprise dépendra de la rapidité et de l’efficacité des vaccinations. Elle est déjà vigoureuse aux Etats-Unis (trafic revenu à -31% en mars 2021 par rapport à mars 2019) et en Chine (+ 11%) alors qu’elle reste anémique dans l’Union européenne (- 63%). Sur les vols internationaux, la reprise dépendra des reconfinements liés à l’émergence de variants, du rythme de vaccination de chaque pays mais également de la confiance que ces derniers s’accorderont les uns les autres. Elle est aujourd’hui très faible. Au total, 2021 connaîtra un niveau de trafic encore très dégradé. Fin avril 2021, l’IATA prévoyait un trafic aérien mondial à 43% de son niveau de 2019, (contre 51% prévu en décembre). Globalement, le retour au niveau d’activité de 2019 devra sans doute attendre la mi-2022 pour les vols intérieurs et 2023, voire 2024, pour les vols long-courriers. Seul le fret a connu une croissance soutenue mais il représente moins de 10% du trafic.
Plusieurs facteurs laissent penser que le trafic aérien n’est pas prêt de retrouver une croissance durable comparable à celle des décennies précédant la crise, (5% par an de 1980 à 2019).
Plusieurs arguments viennent soutenir cette vision :
– Les préoccupations écologiques des passagers deviennent primordiales et une partie d’entre eux sera plus vigilante à voyager moins et moins loin ;
– Les grands groupes ont traversé la crise du covid en stoppant net tous les voyages d’affaires : courts, moyens et longs courriers.
L’apprentissage a été brusque et subit mais les conclusions sont radicales et très favorables à la stricte limitation de ces voyages, qui permet des économies importantes et l’amélioration du bilan climatique, qui est de plus en plus suivi par les marchés. Selon les dirigeants de grands groupes européens interrogés fin 2020, les voyages d’affaires pourraient durablement baisser de 25% à 40% par rapport à 2019***.
– Déjà suffisants pour justifier une baisse significative du trafic, ces deux facteurs seront complétés par un troisième, corollaire immédiat du modèle économique des compagnies aériennes. Les classes premières et affaires sont le levier majeur de rentabilité d’un vol long-courrier.
Si leurs volumes venaient à être amputés de 25% à 40%, les compagnies n’auront pas d’autre solution que d’augmenter significativement les prix moyens pour toutes les classes
de passagers.
L’impact de la modification des comportements sur les prix devrait entraîner un nouvel équilibre économique : une baisse des volumes de classe affaires de 30% pourrait entraîner une augmentation moyenne du prix des places (affaires et loisirs) de 15%. Avec un coefficient d’élasticité prix/volume de 0,9*, une baisse moyenne du trafic loisirs de 13,5% serait alors à prévoir.
En ordres de grandeur les prévisions de trafic aérien passager pourraient alors être les suivantes :
– Baisse du trafic en classe affaires et first de 30% ;
– Baisse du trafic en classe éco de 13,5% ;
– Augmentation des prix moyens de vente de 15%.
Selon nous, ce trou d’air inattendu et subit constitue une occasion unique pour la filière de se restructurer. Elle y est contrainte par une situation financière intenable. Le transport aérien a levé plus de 250 milliards de dollars de dettes depuis le début de la pandémie et son niveau d’endettement net total devrait dépasser son chiffre d’affaires courant fin 2021 début 2022. Aujourd’hui, le secteur perd encore des dizaines de milliards de dollars de cash chaque trimestre participant à la poursuite de son endettement. (Source IATA)
L’industrie va nécessairement devoir réviser son modèle en profondeur, d’autant plus que cette contrainte économique se double d’une contrainte climatique tout aussi violente. Le transport aérien est en effet un émetteur important de CO2, à hauteur de 2,5% du niveau mondial et de l’ordre de 4% dans l’Union européenne. Il subit en outre une contrainte qui lui est spécifique, à savoir que le CO2 n’est qu’une fraction de son impact climatique global. Les travaux les plus récents ( juillet 2020) confirment que ses émissions de monoxyde d’azote en haute altitude (NOx) contribuent davantage au réchauffement climatique global que celle de CO2.
Au total, le transport aérien représenterait à lui seul 5 à 6% de l’impact climatique de l’humanité.
Ce n’est pas faute d’effort. Les émissions de CO2 par km. passager ont baissé de 56% depuis 1990, ce qui est l’une des meilleures performances de toutes les industries. Le tonnage total de CO2 émis a néanmoins doublé sur cette même période en raison de la croissance du trafic. Ryanair, le leader européen du low cost, résume l’impasse climatique du transport aérien: ses avions sont très récents, leur remplissage maximum (taux moyen 95%) mais elle est l’entreprise la plus émettrice de CO2 d’Europe après 9 opérateurs de centrales électriques à charbon.
Le progrès technique se poursuivra mais, pour les avions tels que nous les connaissons, il ne s’accélèrera pas non plus. Quant aux technologies vraiment nouvelles (hydrogène, électricité), elles viendront sans doute, mais trop tard pour jouer un rôle impor tant dans la tenue des objectifs du GIEC en 2050, c’est à dire limiter le réchauffement climatique à 1,5°C et des émissions nettes de carbone à zéro.
Dans ce contexte, la filière doit se repenser en tenant compte des faits suivants :
– La croissance du trafic restera durablement inférieure à celles des décennies précédentes ;
– Les progrès d’efficacité énergétiques se poursuivront mais ne s’accélèreront pas ;
– Ils devront être complétés par des solutions climatiques crédibles (et donc pas de la compensation) et rapides, comme les carburants propres. Boeing et Airbus viennent d’annoncer, au printemps 2021, leur volonté d’accélérer vite et fort sur l’usage du kérosène vert. Ces derniers ne viendront néanmoins pas en volumes suffisants pour répondre aux objectifs du GIEC ;
– Le sérieux problème, aujourd’hui laissé de côté, des émissions en haute altitude va devoir être traité ;
– Par la suite, et compte tenu du coût des solutions de décarbonation, le coût du transport aérien va fatalement augmenter significativement ;
– Cette hausse pèsera sur le trafic le plus sensible au prix, le tourisme, tandis que la Tech réduira nettement et durablement le trafic « haute contribution » ;
– Combinés avec une situation d’endettement préoccupante, ces facteurs vont imposer une révision profonde du modèle économique du transport aérien.
Malgré ce diagnostic sévère, nous pensons qu’il existe des moyens pour l’industrie de réagir de manière radicale et constructive. Nous vous proposerons des pistes prochainement.
____________
Sources : *Boeing et Airbus / * IATA
***interviews Accuracy de dirigeants de grands groupes.

Sortie de crise : dans quoi entrons-nous ?

Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean
La métaphore est médicale : une crise est le moment « critique » où tout peut basculer dans un sens ou dans l’autre. Celui, vital, du rétablissement ou celui, fatal, de la mort. Il semblerait pourtant que les choses ne soient pas aussi nettes et que, pour reprendre la formule de Gramsci, la crise prenne plutôt la forme d’un « interrègne », « consist[ant] justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître »1. De quoi tout cela va-t-il accoucher ? Suspense… Originellement, « sortir » signifie d’ailleurs « tirer au sort ».
Car c’est bien ce que nous ressentons actuellement : un entre-deux pas très confortable et dont on ne sait où il nous mènera. Le monde d’après qui ne vient pas, le monde d’avant qui ne revient pas, même si, comme les personnages de La Peste de Camus nous reprenons apparemment, à peine l’orage passé, nos habitudes d’antan en toute insouciance, voire inconscience2. Pourtant, nous savons bien en même temps que quelque chose a changé, que cette crise a été au sens fort une « expérience », terme dont l’étymologie signifie « hors du péril » (latin ex-periri). Sortir d’une crise, c’est en effet toujours s’en sortir et en retirer un bénéfice en termes d’apprentissage. L’épreuve nous voit forcément transformés.
Mais qu’est-ce que serait une « bonne » sortie de crise ? Une sortie de crise qui soit une sortie par le haut et pas une sortie de route ? Pour le philosophe Georges Canguilhem, « la mesure de la santé c’est une certaine capacité à surmonter des crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique, différent de l’ancien.
Sans intention de plaisanterie, la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. »3
Surmonter une crise, c’est inventer une nouvelle norme de vie pour s’adapter à une situation inédite. La santé, c’est l’aptitude à créer des « allures de vie » neuves, alors que la maladie se constate à l’incapacité d’innover. Aussi faut-il se méfier de toutes les sémantiques qui suggèrent un retour au même ou le simple dénouement d’un état : « recommencer », « repartir », « s’y remettre », « déconfiner ».
Inventer, créer, voilà ce qui nous sortira réellement et vitalement de la crise. Comme le disait dès le premier confinement un autre philosophe, Bruno Latour, « si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise. »4 C’est pourquoi il nous faut aussi envisager cette sortie de crise comme l’occasion de sortir de nos bulles mentales et de nos préjugés. Sans jamais oublier la question du sens de nos décisions : pourquoi voulons-nous changer ? Dans quelle nouvelle ère voulons-nous « entrer », sachant que d’autres crises nous attendent ? Plus le brouillard est intense, plus nos phares doivent être puissants et porter loin.
____________
1 « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Antonio Gramsci, Cahiers de prison (rédigés entre 1929 et 1935).
2 « Pour le moment, il voulait faire comme tous ceux qui avaient l’air de croire, autour de lui, que la peste pouvait venir et repartir sans que le coeur des hommes en soit changé. » Albert Camus, La Peste (1947).
3 Georges Canguilhem, « Le Normal et le Pathologique », in. La Connaissance de la vie (1966). « Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles. »
4 « Le Grand Entretien », France Inter, 3 avril 2020.

Considérations sur la dette publique

Jean-Marc Daniel
Économiste, professeur émérite à l’ESCP
Les politiques de soutien à l’économie liées à la Covid 19, en substituant de la dette au travail, ont fait exploser l’endettement public mondial. D’après le FMI, celui-ci devrait passer de 83% du PIB fin 2019 à 100% fin 2021. A cette date, ce ratio serait de 119% en France, de 158% en Italie et de … 264% au Japon. Or beaucoup des commentaires que suscite cette explosion sont saugrenus.
QUATRE IDÉES FAUSSES SONT SOUVENT VÉHICULÉES À PROPOS DE LA DETTE PUBLIQUE.
La première est qu’elle constitue un fardeau qu’une génération transmet à la génération suivante. Pourtant, dès le XVIIIe siècle, Jean-François Melon a montré le caractère approximatif d’une telle assertion. Ce secrétaire du célèbre John Law au moment où celui-ci mène sa politique de monétisation de la dette publique a cherché à se justifier après l’échec de cette politique. Il a donné sa vision de ce qui s’est passé dans un Essai politique sur le commerce où il énonce :
« PAR LA DETTE PUBLIQUE LE PAYS SE PRÊTE À LUI-MÊME. »
Il insiste sur le fait que la dette publique ne réalise pas un transfert d’une génération à l’autre mais d’un groupe social – les contribuables – vers un autre – les détenteurs de titres publics – qui perçoit les intérêts.
La deuxième est que le remboursement de la dette fait peser une menace sur les finances publiques. Certains proposent donc d’émettre de la dette perpétuelle pour ne pas avoir à la rembourser. Il se trouve qu’en pratique, la dette publique est déjà perpétuelle. En effet, les Etats se contentent de verser les intérêts. Depuis le début du XIXe siècle, aucun crédit n’est inscrit dans leur budget pour le remboursement de leur dette. Chaque fois qu’un emprunt arrive à échéance, il est immédiatement replacé.
La troisième est que c’est une hausse brutale des taux d’intérêt qui constituerait une menace puisque l’engagement concret et formel de l’Etat est de payer des intérêts. La raréfaction progressive des prêteurs potentiels provoquerait cette hausse et restreindrait la possibilité pour les Etats d’emprunter. Cependant, chaque économie moderne est dotée d’une banque centrale agissant en prêteur en dernier ressort. Résultat, les banques achètent sans problème et donc sans limite une dette dont elles peuvent se défaire en la lui revendant. Taux d’intérêt effectif et montant de dette détenue par les acteurs privés dépendent in fine de l’action de la banque centrale. Le statut de la Réserve fédérale américaine est d’ailleurs explicite dans la définition de sa mission:
« Maintenir en moyenne une croissance des agrégats monétaires et de la quantité de crédit compatible avec le potentiel de croissance de la production, de manière à tendre vers les objectifs suivants : un taux d’emploi maximum ; des prix stables ; des taux d’intérêt à long terme peu élevés ».
Bien qu’indépendantes, les banques centrales maintiennent désormais des taux très bas dans le but assumé d’alléger la charge d’intérêt des Etats. En outre, comme la banque centrale reverse à l’Etat les intérêts qu’il lui a versés sur sa dette, la part de la dette publique que celle-ci détient est gratuite, ce qui abaisse systématiquement le taux d’intérêt moyen payé par l’Etat. Le cas du Japon est à ce sujet illustratif. Selon l’OCDE, son ratio dette publique/Pib était de 226% en 2019. Et le gouvernement nippon envisage sereinement qu’il puisse atteindre 600% en 2060. Son insouciance tient à ce que, grâce à une politique monétaire ultra-accommodante et à une détention de 40% de la dette publique par la Banque centrale, la charge nette d’intérêt a été ramenée à presque zéro en 2019.
Enfin, la quatrième est qu’il y aurait un partage à faire entre une bonne dette et une mauvaise dette.
La bonne dette publique financerait les investissements et la mauvaise le fonctionnement. Ce partage n’a aucun sens car il repose sur un tropisme consistant à appliquer à la dette publique le raisonnement concernant la dette privée. Il suppose que les dépenses publiques d’investissement préparent l’avenir tandis que celles de fonctionnement le sacrifient au présent. Mais il est facile de voir que le salaire d’un chercheur, dont les travaux vont déboucher sur du progrès technique et donc sur davantage de croissance, est du fonctionnement, alors que la construction d’une route ne menant nulle part est un investissement…
Néanmoins, l’idée d’une bonne et d’une mauvaise dette doit être précisée car, sous certaines conditions, c’est elle qui doit guider la politique budgétaire. Nos ancêtres avaient d’ailleurs identifié le problème.
Pendant longtemps, les autorités religieuses ont considéré que la rémunération d’un prêt était usuraire.
Leur raisonnement s’est affiné avec le temps, si bien qu’au XIIIe siècle, Saint Thomas d’Aquin pouvait écrire :
« Celui qui prête de l’argent transfère la propriété de son argent à l’emprunteur ; par conséquent celui qui emprunte possède la somme à ses risques et périls et il est tenu de la rendre intégralement. Le prêteur ne doit donc pas exiger davantage. Mais celui qui prête son argent à un marchand ou à un artisan avec lequel il s’est associé, ne lui transmet pas la propriété de la somme, il en reste toujours le propriétaire, de telle sorte que c’est à ses risques et périls que le marchand commerce sur son argent ou que l’artisan travaille. C’est pourquoi il peut licitement recevoir une partie du gain »
L’économie politique naissante a dès lors distingué deux types de prêts : d’une part, les prêts « commerciaux », encore appelés « prêts de production », qui financent des investissements et l’émergence d’une richesse future fournissant de quoi verser des intérêts ; d’autre part, les prêts destinés à secourir les gens en difficulté, appelés « prêts de consommation », qui relèvent d’une logique de don et doivent être gratuits.
La concrétisation moderne des réflexions de Saint Thomas d’Aquin conduit à affirmer que la dette privée trouve sa justification dans le financement de l’investissement apportant une amélioration structurelle de la croissance tandis que la dette publique trouve la sienne en tant que réponse aux aléas conjoncturels, assurant la solidarité collective avec les secteurs économiques mis en difficulté par les fluctuations cycliques.
C’est sur ces principes que reposent les traités européens, notamment le « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance ».
CELUI-CI STIPULE :
« La situation budgétaire des administrations publiques d’une partie contractante est en équilibre ou en excédent ; la règle énoncée est considérée comme respectée si le solde structurel annuel des administrations publiques correspond à (…) une limite inférieure de déficit structurel de 0,5 % du produit intérieur brut aux prix du marché. »
Il entérine le distinguo entre un « bon déficit » – le déficit conjoncturel, qui apparaît quand la croissance s’essouffle et qui s’efface quand elle est soutenue – et un « mauvais déficit » -le déficit structurel, qui est indépendant du cycle et perdure quelles que soient les circonstances.
Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est que nous nous écartons de ce schéma, ce qui n’est pas sans conséquences négatives.
La première tient à l’égalité entre l’offre et la demande. Toute dépense publique non financée par un prélèvement sur la dépense privée augmente la demande. Si cette augmentation se pérennise, elle entraîne soit un apport d’offre extérieure, c’est-à-dire un creusement du déficit commercial, soit une possibilité offerte au système productif d’augmenter ses prix, c’est-à-dire une relance de l’inflation.
La deuxième tient à ce que l’augmentation de la dette publique provoque des anticipations négatives chez les acteurs privés.
Dans un premier temps, le réflexe d’épargne pour affronter un avenir fiscal rendu incertain par l’accumulation de dette conduit à une augmentation du prix des actifs dont les bulles immobilières sont les traductions les plus manifestes. C’est ce que les économistes appellent l’« équivalence ricardienne ».
Dans un second temps, ces anticipations négatives érodent la crédibilité de la monnaie.
Les pays qui, comme le Liban, ont vu leur devise disparaître au profit du dollar du fait de l’emballement de l’endettement public sont rares. Néanmoins, nous assistons à un retour en force de l’or, qui demeure dans l’inconscient collectif l’ultime recours monétaire, retour en force que souligne l’envolée des cours de ce métal précieux.
Tout ceci pour conclure qu’il est temps de mettre un terme au « quoi qu’il en coûte » même si une cessation de paiement de l’Etat n’est pas à l’ordre du jour.

Risque inflationniste : où regarder ?

Hervé Goulletquer
Senior Economic Advisor
Souvenons-nous du temps d’avant la pandémie. Les prix étaient bien sages. De début 2010 à début 2020, la hausse moyenne annuelle des indices de prix à la consommation, dont on exclut les postes particulièrement volatils que sont l’énergie et les produits alimentaires, atteint 1,8% aux Etats-Unis et 1,1% en Zone Euro. L’objectif de 2% des banques centrales n’est pas respecté et même un taux de chômage très bas (en début d’année dernière il était de 3,5% outre-Atlantique et de 5% en Allemagne) parait être impuissant à provoquer une accélération, via des coûts salariaux plus dynamiques.
Les évolutions du marché du travail expliqueraient pour une grande partie ce résultat : la dérèglementation et la baisse du pouvoir de négociation des salariés. Une préférence collective pour l’épargne par rapport à l’investissement et la crédibilité des politiques monétaires sont les autres explications à mettre en avant.
Une crise de la COVID qui dure presqu’un an et demi, une sortie qui se dessine enfin, au moins aux Etats-Unis et en Europe, et voilà que le panorama des prix paraît chamboulé. En deux mois (avril et mai), ce même noyau dur des prix augmente de 1,6% aux Etats-Unis (10% en rythme annuel !) et de 0,7% en Zone Euro (soit plus de 4% en annualisé). Que se passe-t-il ? En sachant que la (mauvaise) surprise est d’autant plus grande que l’objectif de politique économique, tout au long de la pandémie, a été de préserver les capacités productives (entreprises et salariés), de telle sorte que l’activité puisse repartir « comme avant » lorsque les conditions sanitaires le permettraient.
Du côté des prix, les choses ne se passeraient donc peut-être pas comme prévues. Quelles explications peut-on avancer ? Proposons en trois.
D’abord, la réouverture d’une économie peu ou prou « misesous cloche » pendant un temps assez long nécessite un rééquilibrage. Relancer la production n’est pas instantané et la demande liée au confinement est différente de celle de la réouverture. Du côté de l’offre, un indice de matières premières, comme le S1P GSCI, est en hausse de 65% sur un an (et même de 130% par rapport au point bas d’avril 2020). De même, le coût du fret maritime a progressé sur un an de plus de 150%. Du côté de la demande, dans ce moment de passage d’un état de l’économie à l’autre, deux mécanismes de déformation à la hausse des prix cohabitent. Les biens ou les services, qui sont ressortis comme les gagnants du confinement, n’ont pas encore « abdiqué » ; leurs prix restent dynamiques. Ceux, qui ont été les perdants, peuvent désormais « relever la tête » ; ou pour mieux dire les tarifs ! Les deux graphiques* ci-dessous illustrent ce qui se passe aux Etats-Unis.
Fort de ce double constat et à ce stade de l’analyse, une première conclusion se dessine : le phénomène d’accélération des prix serait bien transitoire, comme le répètent les banquiers centraux. Les circuits de production vont retrouver un « régime de croisière » et la concomitance de ces deux mouvements d’emballement de certains prix au détail n’est pas appelée à durer.
Etats-Unis : les prix gagnants du déconfinement (4% de l’indice)

Etats-Unis : les prix gagnants du confinement (12% de l’indice)

Ensuite, il faut rappeler les mécanismes qui sont au coeur de la formation des prix à la consommation. Trois points sont clé en la matière.
1. La perte en ligne entre prix des produits bruts et prix à la consommation est très importante. Tant et si bien que dans le cas américain la corrélation entre les deux séries est de seulement 10%.
2. Le profil des coûts salariaux, et surtout de ceux par unité produite (les premiers dont on soustrait l’évolution de la productivité du travail), façonne, avec un retard d’un petit nombre de trimestres, celui des prix à la consommation. Les messages envoyés par l’amont de cette relation ne sont pas inquiétants. Le taux de chômage n’a pas, et de beaucoup, retrouvé le niveau d’avant l’épisode de la COVID et les entreprises insistent beaucoup sur la nécessité d’améliorer leur efficacité.
3. Les anticipations inflationnistes jouent un grand rôle dans la formation des prix. La stabilité des premières est la garante de celle des seconds. Le raisonnement est le suivant : si tous les consommateurs se mettent à croire que les prix vont accélérer, ils vont ensemble précipiter les décisions d’achat. Le déséquilibre, le plus souvent inévitable, entre une demande subitement plus marquée et une of fre qui a du mal à s’adapter rapidement, enclenche le phénomène d’accélération des prix. Celui-ci s’amplifiera et se pérennisera si les salaires s’ajustent au prix. Il sera alors justifié de parler d’inflation.
Disons que, pour le moment au moins, les anticipations ont plutôt bien résisté au « tintamarre » provoqué par ces quelques hausses un peu for tes des pr ix à la consommation.
Chine : la “perte en ligne” des prix à la production (IPP) au noyau dur des prix à la consommation (IPC)

Etats-Unis : le rôle-clé des coûts salariaux unitaires dans la formation des prix au détail

En conclusion de ce deuxième point analytique, le risque d’une inflation « cyclique » paraît peu présent à l’heure actuelle.
Enfin, malgré le souhait prononcé et la volonté affichée d’un retour à la normale une fois la pandémie mise derrière, ne doit-on pas s’interroger sur les changements induits par celle-ci ? POSONS ALORS TROIS QUESTIONS :
1. Comment éliminer les divergences générées par la crise sanitaire (pays, secteurs, entreprises et ménages (emploi et épargne) ?
2. Quel sera l’effet de la montée de l’endettement (public et privé) ?
3. Comment normaliser une politique économique très sollicitée ?
C’est bien parce que ces doutes sont présents que le volontarisme de politique économique à la fois demeure et se transforme. La meilleure illustration de la démarche est à rechercher outre-Atlantique dans la High Pressure Economy. Celle-ci a une triple ambition : empêcher un déclin de la croissance potentielle, réorienter l’économie vers demain (digital, environnement et éducation/formation) et dynamiser à la fois la demande et l’offre. Il faut à ce titre augmenter la demande publique et augmenter les transferts, dans l’idée que la dépense privée « suivra ». Il faut aussi et en même temps s’assurer que les politiques sectorielles et structurelles participent à la fois de l’offre correspondante, de gains de productivité plus élevés et de davantage d’emplois. Et ceci en évitant de trop importants décalages de calendrier entre les inflexions haussières respectives de la demande et de l’offre. Au risque sinon de créer les
conditions de prix moins sages.
De plus, Il ne faut pas se « cacher derrière son petit doigt ». Il y a une dimension « destruction créatrice » dans la démarche engagée.
TROIS ÉVOLUTIONS COMMENCENT DÉJÀ À APPARAÎTRE.
1. Une remise en cause du triptyque – mouvements (marchandises et personnes) / concentration (lieux de production et éventuellement entreprises) / hyperconsommation – pour cause de contrainte de développement durable.
2. Une recomposition du tissu productif (transport aérien, tourisme, automobile, …).
3. L’adéquation offre et demande de travail avec à la fois des pénuries et des excès de main d’oeuvre.
Il faut l’admettre : on n’est pas face à un déroulé à la fois cyclique et classique. Le réglage de la politique économique peut ne pas être adapté (un stimulus, ou mal calibré ou mal adapté) et les mutations structurelles et sectorielles peuvent générer des déséquilibres au niveau macroéconomique ; l’accélération des prix en serait un révélateur. Bien sûr, à aujourd’hui, tout ceci tient de la conjecture. Mais un devoir de vigilance apparaît.
REPRENONS LES TROIS CONCLUSIONS AUXQUELLES NOUS SOMMES ARRIVÉS :
Le transitoire n’est pas fait pour durer (!) ; les enchainements cycliques n’envoient pas de messages particulièrement inquiétants sur le profil des prix aujourd’hui et dans un avenir proche ; le mix, formé des initiatives de politique économique et des changements structurels en train de s’enclencher, est à suivre de près car il pourrait être source de déséquilibres, dont davantage d’inflation.
Il y a une référence historique à peut-être proposer : les années qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale, avec à la fois un besoin de soutenir l’économie et de résorber le déséquilibre entre une demande civile qui se réveille et une offre alors très militaire. Le tout forçant à des évolutions structurelles et sectorielles. Mais attention ; si une certaine résonnance au niveau des enchainements existe, l’enjeu de la maîtrise du temps est perçu différemment. Il fallait aller très vite il y a 75 ans ; beaucoup croient, à tort ou à raison, que la contrainte de calendrier est moins exigeante aujourd’hui. A ce titre, ni les initiatives de politique économique, ni les changements structurels ne seraient d’une ampleur et d’une vitesse telles qu’ils seraient générateurs de graves déséquilibres, dont davantage d’inflation.