Comment évaluer le prix d’un club de football professionnel ? – Source Ecofoot – 25/05/2021

Les mouvements n’interviendront pas que sur les bancs de touche lors des prochains mois. En plus d’une salve de changements d’entraineurs, plusieurs clubs phares du football professionnel français devraient enregistrer prochainement d’importants changements actionnariaux, à l’image des Girondins de Bordeaux ou encore de l’AS Saint-Etienne. Comment les candidats porteurs d’un projet de reprise définissent-ils le montant de leur offre ? Les méthodes classiques de l’ingénierie financière s’appliquent-elles au football professionnel ? Henri Philippe, Partner chez Accuracy, société de conseil aux dirigeants d’entreprise, et co-auteur de Créer de la valeur dans le football, nous livre ses analyses sur les méthodes les plus efficaces pour estimer la valeur d’un club de football professionnel. Entretien.

Certains analystes financiers estiment que la méthode des DCF (Discounted Cash Flows) n’est pas pertinente pour procéder à l’évaluation d’un club de football professionnel pour plusieurs raisons (flux de trésorerie négatifs de façon récurrente pour certains clubs, spécificités liées à l’évaluation de la valeur de marché des joueurs, méthode des DCF davantage adaptée aux entreprises en forte croissance…). Quelle est votre position à ce sujet ?

Les mêmes débats animaient les discussions à l’aube des années 2000 au sujet des entreprises de la « Nouvelle Economie ». On entendait alors régulièrement que les méthodes classiques de la finance ne pouvaient s’appliquer aux acteurs du web en raison d’un fonctionnement différent. Le même débat a été ouvert plus récemment concernant le secteur des cryptomonnaies et plus globalement de la blockchain. Et les mêmes arguments sont utilisés : les actifs de telles sociétés sont différents par nature et il est impossible de les évaluer via les méthodes financières classiques. Des arguments qui sont également utilisés dans l’industrie footballistique. N’entend-on pas régulièrement qu’un club de football n’est pas une entreprise comme une autre ?

Pourtant, les règles en matière d’estimation sont immuables : un actif vaut ce qu’il rapportera dans le futur. Cela fait un siècle que cette théorie existe et, jusqu’à présent, nous n’avons pas trouvé une meilleure méthode pour procéder à l’estimation d’une entreprise. Cette règle vaut pour un appartement, une marque, une usine… Si on souhaite appliquer une autre méthode pour évaluer un actif, on sort alors de la théorie financière !

N’existe-t-il pas tout de même des spécificités propres au monde du football rendant l’application de la méthode des DCF complexe ?

Imaginons trois cercles concentriques pour illustrer l’exercice consistant à évaluer une entreprise. Pour les entreprises dites classiques, le premier cercle est le plus important. Il réunit les cash-flows directement générés par les activités de l’entreprise étudiée. L’essentiel de la valeur se situe à ce premier niveau. Le deuxième cercle représente les synergies actionnariales qui peuvent être mises en place avec les autres entités du groupe. Par exemple, un grand groupe de luxe peut trouver un intérêt à investir dans un groupe de presse pour créer des synergies (ndlr : stratégie LVMH). Normalement, ce deuxième cercle représente une valeur marginale. Enfin, le dernier cercle représente les enjeux d’image. Typiquement, un capitaine d’industrie peut se faire plaisir en acquérant un prestigieux domaine viticole bordelais ou une maison d’art moderne. Cette acquisition répond alors à des motivations hédonistes ou de communication. On surnomme familièrement un tel actif la « danseuse » du président.

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Traditionnellement, dans le football professionnel, les investisseurs s’intéressaient peu au premier cercle. Car les clubs n’étaient généralement pas rentables. En revanche, les synergies actionnariales étaient très courantes ! Un patron de club français a notamment utilisé son exposition médiatique pour développer les activités de sa société commercialisant des solutions de comptabilité/gestion (ndlr : Jean-Michel Aulas – Cegid). De même, un autre patron de club a utilisé ses relations nouées dans le football – notamment avec les collectivités – pour développer ses activités dans l’univers de la propreté et du recyclage des déchets (ndlr : famille Nicollin). Le deuxième cercle a longtemps représenté beaucoup de valeur pour les propriétaires de club.

Enfin, le cercle trois a toujours revêtu un enjeu important pour les patrons de club. Mais il a quelque peu évolué dans sa forme ces dernières années. En France, nous avons l’exemple de l’entrepreneur qui a fait fortune et qui a eu envie de rendre à sa région natale ce qu’elle lui a apporté en acquérant le club phare du territoire (ndlr : famille Pinault – Stade Rennais FC). Plus récemment, un petit Etat faisant face à l’hostilité galopante de ses voisins, a décidé de se lancer dans le sport et les médias pour acquérir une légitimité au niveau international (ndlr : Qatar – PSG). Ces investissements ne répondent pas à une logique financière pure et dure. Si ces stratégies génèrent intrinsèquement de la valeur, il est cependant complexe d’estimer de tels clubs via la méthode des DCF.

Existe-t-il une évolution dans le football européen ? Les nouveaux investisseurs s’intéressant au football professionnel cherchent-ils à obtenir un certain niveau de rentabilité en rationalisant le fonctionnement des clubs ?

Oui, en effet, le secteur a considérablement évolué ces dernières années. Les clubs se sont professionnalisés dans leur fonctionnement financier grâce à une nouvelle génération de dirigeants. Il y a 30 ans, les écoles ou masters spécialisés en Management du Sport n’existaient pas ! Aujourd’hui, de telles formations fleurissent dans la plupart des écoles de commerce. Le secteur a gagné en maturité grâce à cette nouvelle catégorie de managers.

Par ailleurs, nous avons assisté ces dernières années à une financiarisation de l’économie. Une financiarisation qui a gagné quasiment tous les secteurs d’activité. Aujourd’hui, il y a énormément de liquidités en circulation en raison des politiques monétaires accommodantes menées par les banques centrales. Et, en parallèle, les opportunités d’investissement sont peu nombreuses. Les actifs immobiliers et boursiers sont déjà à un niveau très élevé ; ils n’offrent pas forcément de perspectives de très hauts rendements. Les investisseurs cherchent donc des solutions alternatives et le sport constitue clairement une cible.

Ainsi, au cours des dernières années, de nouveaux types d’investisseurs sont entrés dans le monde du football à l’image des fonds d’investissement. Ils perçoivent dans le football une opportunité d’obtenir de bons rendements à condition d’en assumer les risques. Le club de football est alors clairement considéré comme un actif financier. Le premier cercle, évoqué à la question précédente, regagne en importance.

Pour un fonds de capital-risque, habitué à gérer des portefeuilles de plusieurs milliards d’euros d’actifs, un club de football ne représente pas un investissement très important. Les sommes en jeu ne sont pas très élevés. Par exemple, en Ligue 1, un club enregistre un chiffre d’affaires moyen de l’ordre de 100 M€ par saison – et encore ce chiffre est considérablement tiré vers le haut par quelques locomotives à l’image du Paris Saint-Germain. A titre de comparaison, les plus gros hypermarchés en France réalisent un CA de… 300 M€ par an ! Racheter un club de football ne constitue pas une très grosse prise de risque pour un fonds d’investissement. Le jeu en vaut la chandelle.

La méthode des multiples est également difficilement applicable dans le football professionnel car peu de clubs sont cotés en bourse et les transactions sont relativement rares sur ce marché. Faut-il pour autant totalement écarter une telle méthode pour procéder à l’évaluation d’un club ? Sur quel indicateur faut-il faire porter la méthode des multiples (chiffre d’affaires, résultat d’exploitation, EBE, résultat net) ?

La méthode des DCF donne la photographie de la manière dont un patron gère sa boutique. La méthode des multiples renvoie plutôt la vision du marché. Elle permet de déterminer à l’instant t le prix d’un actif en fonction des données du secteur.

La méthode des multiples est donc applicable à l’industrie footballistique. Elle est même intéressante car elle permet d’intégrer les cercles deux et trois à l’évaluation. En revanche, elle est utilisable sur des indicateurs peu fiables. Idéalement, la méthode des multiples doit être appliquée à un résultat. Or c’est très difficile d’employer une telle méthodologie dans le football car le résultat d’un club est souvent proche de zéro voire négatif, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Par ailleurs, en raison de la volatilité des plus-values enregistrées sur le marché des transferts, il est difficile de définir un résultat normatif pour un club de football. La méthode des multiples est parfaite pour une entreprise mature qui génère des cash-flows de façon régulière. Toutefois, il est possible d’appliquer cette méthode des multiples sur le chiffre d’affaires dans le cadre de l’évaluation d’un club de football.

Comment calcule-t-on le coefficient multiplicateur ? Existe-t-il des règles précises pour le définir ?

Il y a en effet des règles à respecter. Cette méthode ne s’inscrit pas dans une logique « one size fits all ». Ce n’est d’ailleurs pas intéressant de se référer aux clubs cotés en bourse pour appliquer cette méthode. Relativement peu de clubs sont encore listés sur les marchés et les titres ne sont pas liquides : ils sont souvent détenus par des supporters.

En revanche, s’appuyer sur les transactions pour évaluer un club de football via la méthode des multiples, cela fonctionne bien. Et cela donne même souvent des résultats probants. A condition d’être rigoureux dans sa méthodologie. Dans l’idéal, il est nécessaire de comparer des clubs similaires en matière de résultats sportifs, de structure d’actifs, de potentiel de développement… Le modèle d’exploitation d’un stade change grandement la donne par exemple.

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Le média américain Sportico a dernièrement publié l’édition 2021 de son estimation des différents clubs de Premier League. Pour mener à bien cet exercice, Kurt Badenhausen, journaliste ayant conduit l’étude, s’est appuyé sur la méthode des multiples appliquée au chiffre d’affaires. Pour calculer au mieux le coefficient multiplicateur pour chaque club, des entretiens ont été menés avec 7 experts des transactions financières dans le milieu footballistique.

Autre méthode classiquement utilisé par les financiers pour procéder à l’évaluation d’une entreprise : l’actif net réévalué (ANR). Est-elle applicable pour un club de football professionnel ?

La méthode de l’actif net réévalué consiste à étudier l’ensemble des actifs et passifs d’un bilan comptable afin d’estimer leur juste valeur. Concernant un club de football professionnel, la réévaluation va essentiellement porter sur le portefeuille de joueurs, le stade, la valeur de marque et le centre de formation.

Paradoxalement, le portefeuille de joueurs est la classe d’actifs la plus « simple » à réévaluer. Il existe aujourd’hui de nombreuses bases de données dans le secteur qui font référence en matière d’évaluation du prix de transfert d’un joueur professionnel. De plus, les techniques d’évaluation vont continuer d’évoluer et donc de se perfectionner grâce à l’essor de la data. Il sera donc possible de construire des modélisations de plus en plus pointues.

Concernant les actifs immobiliers, les logiques sont différentes par rapport aux activités traditionnelles d’une organisation sportive. Devenir propriétaire de son stade, c’est un changement structurant pour un club de football. Cela chamboule son organisation. Il n’est plus seulement un club de football, il devient également un véritable « opérateur de spectacles ». Avec des risques qui diffèrent de ceux d’un club de sport. Aujourd’hui, on peut considérer qu’une entité comme OL Groupe a également développé un véritable activité de promotion immobilière en parallèle de ses activités sportives. Et le club n’a pas encore achevé sa transformation puisqu’il projette de bâtir une nouvelle arena de 15 000 places à Décines d’ici fin 2023.

La marque est également un actif relativement facile à évaluer pour les financiers. Il existe des méthodes classiques permettant de réaliser une première estimation à partir de contrats de redevance et sponsoring conclus. Il y a toutefois des évolutions à bien prendre en compte dont l’importance accrue des réseaux sociaux permettant de démultiplier le rayonnement d’une marque. Et c’est d’autant plus vrai dans l’univers du sport.

L’actif le plus difficile à réévaluer est sans doute le centre de formation. Il s’agit à la fois d’un actif immobilier et d’un centre de profits via le trading de joueurs. Le financier devra alors calculer au mieux la capacité du club à générer des plus-values récurrentes à long terme via les joueurs formés au club. C’est un exercice délicat à réaliser car les prévisions ne sont pas simples à réaliser. Certains clubs excellent dans la formation en tirant très régulièrement d’importantes plus-values via la vente de joueurs formés dans leur centre. En revanche, d’autres clubs enregistrent des déficits récurrents dans ce domaine. Il ne suffit pas d’investir quelques millions d’euros par saison dans son centre de formation pour générer des cash-flows positifs lors de chaque exercice. La formation est devenue un secteur extrêmement concurrentiel. Les clubs se livrent d’intenses batailles pour attirer les meilleurs jeunes mais aussi pour conserver les éducateurs et recruteurs qui réalisent un bon travail. Il est également nécessaire de maîtriser de nombreuses complexités juridiques pour bien appréhender ce marché. C’est loin d’être évident de réussir dans le domaine de la formation.

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Quelle démarche devrait entreprendre un investisseur potentiellement intéressé par la reprise du FC Girondins de Bordeaux ? Doit-il faire trainer le dossier pour favoriser une renégociation de la dette du club ?

Un investisseur intéressé par le dossier des Girondins de Bordeaux n’a pas intérêt à ce que le dossier s’enlise jusqu’à une liquidation judiciaire. Liquider une entreprise, cela abime considérablement la valeur de ses actifs car ces derniers sont alors vendus à la découpe. En revanche, dans le cadre d’une procédure de redressement judiciaire, le tribunal de commerce organise un plan de redressement en négociant avec les actionnaires et les créanciers. En France, le principe du droit des faillites est de préserver au maximum les intérêts de l’entreprise. Parfois au détriment des actionnaires ou des créanciers.

Le club des Girondins de Bordeaux, c’est une très belle marque à acquérir ! La ville de Bordeaux jouit d’un très fort rayonnement à l’international grâce notamment à ses vignobles. Après Paris, c’est sans doute l’une des villes françaises les plus connues à l’international. Par ailleurs, le club des Girondins est une place forte du football français. Avec de très nombreuses stars ayant évolué sous ses couleurs, dont notamment Zinedine Zidane ! Certes, il y a tout un projet à reconstruire mais ce club a un vrai potentiel de développement. Et il a d’ailleurs déjà attiré l’attention de plusieurs investisseurs qui préparent un projet de reprise.

La question de la dette que vous soulevez est intéressante. La reprise du club passera forcément par une renégociation de la dette du FC Girondins de Bordeaux. On peut imaginer un rééchelonnement voire un abandon d’une partie des créances. On peut également imaginer une reprise d’une partie de la dette par d’autres acteurs : certains fonds sont spécialisés dans le rachat de high yield bonds. Les financiers sont des pragmatiques : ils préfèrent récupérer une partie de leur mise plutôt que de tout perdre. Après, c’est un jeu de négociation.


Source Ecofoot – 25/05/2021