Philippe Raimbourg
Directeur de l’Ecole de Management de la Sorbonne (Université Panthéon-Sorbonne)
Professeur affilié à ESCP Business School
La dynamique des spreads de credit corporate
L’analyse de la dynamique des spreads de crédit renvoie largement à celle des ratings financiers et de leur impact sur le cours des titres de créances.
Cette problématique est régulièrement documentée depuis plus de cinquante ans et a donné lieu à de nombreuses études statistiques. Pour l’essentiel, ces études sont convergentes et font apparaître des réactions différentes des investisseurs en cas de downgrading ou d’upgrading. L’observation du cours des titres de créances met en évidence une anticipation des downgradings par le marché financier, les cours évoluant de façon significative à la baisse plusieurs jours de bourse avant la dégradation. A la date de l’annonce par l’agence, les réactions sur les cours sont de faible ampleur. En revanche, les upgradings ne sont guère anticipés, les porteurs de titres de créances étant surtout vigilants à ne pas subir les moins-values résultant d’une dégradation. Remarquons aussi que du fait de la maturité bornée des titres de créances, les ordres acheteurs sont structurellement plus importants que les ordres vendeurs et qu’en conséquence les seconds sont plus facilement perçus comme des signaux de défiance par le marché.
Des études plus récentes se sont intéressées à l’impact des modifications de rating sur la volatilité et la liquidité des titres. Les dégradations sont précédées d’un accroissement de la volatilité et d’une augmentation du bid-ask spread témoignant d’une réduction de la liquidité ; l’incertitude quant au risque de crédit du titre considéré induit des comportements différenciés parmi les investisseurs et des évaluations disparates. La publication de la note a pour effet d’homogénéiser les perceptions des investisseurs, de réduire la volatilité et d’accroître la liquidité. Les effets sont moins nets en cas d’upgrading, car la modification de note n’étant pas anticipée, l’effet d’homogénéisation des perceptions est moindre et contrebalancé par la volonté de certains investisseurs de mettre à profit cette amélioration de la qualité de crédit pour enregistrer des gains spéculatifs.
Ces études éclairent d’un nouveau jour la question de l’utilité des agences de notation. Les agences transmettent effectivement de l’information aux investisseurs, mais peut-être pas à tous, les investisseurs informés les devançant dans la surveillance de la qualité de crédit des émetteurs. En revanche, les investisseurs moins informés ont besoin de l’avis de l’agence pour être certains que la baisse des prix observée correspond effectivement à une dégradation de la qualité de crédit. L’annonce de l’agence efface cette disparité de perception entre investisseurs et fait ressortir l’utilité de l’agence qui stabilise les prix et accroît la liquidité.
La dynamique des spreads de crédit ne peut pas par ailleurs être étudiée séparément de celle des autres valeurs mobilières. Le monde du crédit n’est évidemment pas coupé de celui des actions. L’intuition nous le fait aisément comprendre. Une baisse du cours de l’action est généralement le corollaire de difficultés opérationnelles se traduisant par une diminution des flux d’exploitation et par une moindre couverture des charges de rémunération et de remboursement de la dette. Parallèlement, cette moindre valeur de l’action est synonyme d’un accroissement du levier financier et, à volatilité du taux de rentabilité des actifs donnée, d’un accroissement de la volatilité du taux de rentabilité de l’action. Se conjuguent ainsi une diminution du cours de l’action, une augmentation du levier financier, un accroissement de la volatilité de l’action ainsi que du risque de crédit.
D’un point de vue théorique, Robert Merton a été le premier à exprimer le spread de crédit en fonction du cours de l’action. On ne reprendra pas ici son travail. On s’intéressera plutôt à la relation credit-equity telle qu’elle est habituellement utilisée dans l’industrie financière. Il est en effet usuel d’utiliser pour cela une fonction puissance libellée sur les taux de croissance :
CDSt / CDSREF = [ SREF / St ] α
Le taux de croissance du spread de crédit, mesuré par le CDS, est ainsi fonction du taux de décroissance du cours de l’action modulo une puissance α que l’on suppose positive,
REF étant une date particulière servant de base de calcul au taux d’évolution du CDS et de l’action.
La connaissance du paramètre α permet de complétement spécifier cette relation. Remarquons tout d’abord que, tel que défini par l’équation précédente, α est l’opposé de l’élasticité de la valeur du CDS par rapport à celle de l’action. En prenant le logarithme de cette équation, il vient :
Ln [CDSt / CDSREF] = – α Ln [ St / SREF ]
α = – Ln [CDSt / CDSREF] / Ln [ St / SREF ]
Rapport de deux taux de croissance relative, le paramètre α est bien, au signe près, l’élasticité de la valeur du CDS par rapport à celle de l’action que l’on peut encore écrire :
α = – [S/CDS] [δCDS / δS]
En exprimant la dérivée de la valeur du CDS par rapport à celle de l’action [δCDS / δS], on est conduit à la valeur suivante du paramètre α :
α = 1 + l avec l = D/(S+D)
Le monde du crédit et celui des actions sont ainsi en étroite relation : une relation inverse relie les spreads de crédit et le cours des actions ; cette relation est fortement dépendante de la structure de financement de l’entreprise et de son levier calculé par rapport au total de bilan (S+D). Plus ce levier est élevé, plus les éventuelles sous performances de l’action se traduiront par des hausses importantes du spread de crédit.
D’un point de vue empirique, si cette corrélation apparaît relativement faible lorsque les marchés sont calmes, elle devient en revanche très significative lorsque les marchés sont volatiles. Lorsque le levier est faible, le graphique représentant l’évolution des spreads de crédit (en ordonnées) par rapport au cours de l’action fait ressortir, une relation plutôt linéaire et proche de l’horizontale ; en revanche, lorsque le levier est plus important une courbe fortement convexe apparaît.
Cette relation étant posée, on peut maintenant s’interroger sur le sens de la relation, ou, si l’on préfère, se demander quel est le marché directeur. Pour cela, il est nécessaire de procéder à des tests de co-intégration du marché du crédit et de celui des actions. L’idée est que ces deux marchés sont sensibles au risque de crédit et à son prix, et que des arbitrageurs vont se charger de faire apparaître une cohérence dans les équilibres de long terme au sein de ces deux marchés.
A cet effet, deux séries de tests économétriques sont menés de façon symétrique. Les premiers cherchent à expliquer les variations du cours des actions par celles des CDS, retardées ou non de plusieurs périodes, et réciproquement pour ce qui est des variations de valeur des CDS en intégrant dans ce dernier cas les évolutions du levier financier. Ces relations, testées sur la période 2008-2020 sur 220 titres cotés appartenant à l’index S&P 500, font ressortir les résultats suivants :
– Il existe des canaux d’information entre le compartiment actions de la cote et le marché des CDS. Ces canaux d’information concernent toutes les entreprises, quels que soient leur secteur ou leur niveau d’endettement : les traders ‘informés’, en raison même de l’existence d’un levier financier, prennent des positions aussi bien sur le marché
actions que sur le marché du crédit.
– Dans la majorité des cas (deux tiers des entreprises étudiées), le marché directeur est le marché actions dont les variations déterminent à concurrence de 70% celles des CDS.
– Toutefois, dans le cas d’entreprises au levier financier important, le processus de découverte des prix prend son origine sur le marché des CDS qui explique plus de 50% des variations de prix.
Ces travaux empiriques montrent toute l’importance, si besoin en était, du modèle structurel de risque de crédit proposé par le prix Nobel Robert Merton en 1974.
Références
Lovo, S., Raimbourg Ph., Salvadè F. (2022), “Credit Rating Agencies, Information Asymmetry, and US Bond Liquidity”, Journal of Business, Finance and Accounting, https://doi.org/10.1111/ jbfa.12610
Zimmermann, P. (2015), « Revisiting the Credit-Equity Power Relationship, The Journal of Fixed Income, 24, 3, 77-87.
Zimmermann, P. (2021), “The Role of the Leverage Effect in the Price Discovery Process of Credit Markets”, Journal of Economic Dynamics and Control, 122, 104033.