Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean
Réapprendre la simplicité
Cesser de tout voir à travers le prisme de la complexité : c’est sans doute là le réapprentissage le plus difficile que nous ayons à effectuer. Le plus difficile car le paradigme de « la pensée complexe » (Edgar Morin1) a tout envahi. La sémantique que nous utilisons chaque jour en témoigne : rien qui ne soit devenu « systémique », « hybride », « holistique », « liquide » ou « gazeux ». Où que nous tournions nos regards, le monde « VUCA » (volatile, incertain, complexe, ambigu2) s’impose désormais comme notre horizon ultime.
Or, appliqué à toute situation, ce dogme de la complexité nous fait perdre en compréhension, en potentiel d’action et en responsabilité. En compréhension, d’abord, car il impose une représentation baroque du monde où tout est enchevêtré, où la partie est dans le tout mais aussi le tout dans la partie3, où les causes d’un événement sont indéterminables et soumises aux effets de rétroactions de leurs propres conséquences4. Renvoyant la recherche de la vérité à une approche réductrice et mutilante du réel, il encourage également l’équivalence des opinions et accentue ainsi les travers de l’ère de la post-vérité5.
Perte d’action, ensuite, car à partir du moment où tout est complexe, comment ne pas céder à la panique et à la paralysie ? Par où commencer si, dès lors qu’on touche un fil du tissu du réel, toute la bobine risque de s’emmêler encore davantage ? Notre inaction climatique tient en partie à cette représentation du problème comme étant d’une complexité sans fin et à l’idée que la moindre démarche pour le résoudre pose d’autres problèmes encore plus graves. La fable du battement de l’aile de papillon qui, au Brésil, peut générer un ouragan à l’autre bout du monde, nous rend inertes et impuissants. Or « le secret de l’action, c’est de s’y mettre », répétait le philosophe Alain.
« C’est complexe » devient ainsi bien vite une formule d’excuse pour ne pas agir. Alors que l’état du monde nécessiterait que nous nous engagions plus que jamais, nous assistons aujourd’hui à un phénomène de grand désengagement, perceptible dans la sphère civique comme sur le terrain des entreprises. Renvoyant à des effets de systèmes, le dogme de la complexité déresponsabilise les individus. Aussi réapprendre à penser, à agir et à vivre avec simplicité, apparaît-il plus urgent que jamais. Sans que ce chemin ne soit aisé, comme le souligne l’architecte minimaliste John Pawson : « La simplicité est en définitive très difficile à atteindre. Elle repose sur l’attention, la pensée, le savoir et la patience. »6 Ajoutons à ces ingrédients le « courage », celui de remettre en question une représentation du réel triomphante qui pourrait bien être l’une de nos grandes idéologies contemporaines.
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1 Publié en 1990, le livre Introduction à la pensée complexe, d’Edgar Morin, présente les grands principes de la pensée complexe.
2 L’acronyme VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) a été forgé par l’armée américaine dans les années 1990.
3 Edgar Morin nomme cette idée le « principe hologrammatique ».
4 C’est ce que l’auteur de La Pensée Complexe appelle « principe récursif »
5 C’est une interprétation possible d’un autre principe de la pensée complexe, le « principe dialogique ».
6 Le livre Minimum, de John Pawson, est paru en 2006.