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Accuracy Talks Straight #3 – Côté culturel

Comme un seul homme

Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean

Culturellement, la Chine fonctionne comme notre double inversé : moeurs, modèles mentaux et rituels nous y interpellent systématiquement. Pour notre plus grand bien, insiste le philosophe François Jullien qui voit dans la pensée chinoise un précieux décentrement pour se départir des certitudes de la culture occidentale – notamment binarisme, frontalité et constants passages en force au nom de la logique1. Cela ne signifie en rien qu’il faille donner raison à cette perspective autre, mais l’expérience de la différence absolue à laquelle elle nous convie nous permet souvent d’ouvrir de nouvelles voies pour nous-mêmes.

Parmi les éléments les plus fascinants, il y a cette façon dont la société chinoise semble toujours réagir « comme un seul homme » : l’expression du collectif y est unanime. Certes, la nature du régime politique et son durcissement actuel visà- vis de l’expression de toute singularité amenant à sortir du lot, y sont pour beaucoup. Mais il reste que la Chine nous oppose depuis toujours le contrepoint absolu à l’individualisme mais aussi au communautarisme qui, en Occident, ont conduit à faire disparaître le sens de l’intérêt général.

Pour se représenter ce mouvement collectif en bloc, on pense bien sûr au Léviathan de Hobbes, dont l’image célèbre du frontispice de l’ouvrage représente le corps du roi composé de la foule des individus du royaume … lesquels, si on y regarde de plus près, n’ont pas de visages, tournés tout entiers qu’ils sont vers la face du souverain. Détail qui rappelle le danger des métaphores organiques quand on les utilise pour parler des sociétés : elles ont beau prétendre signifier que, si les parties sont là pour le tout, le tout est là aussi pour les parties, il reste que bien souvent les parties n’ont qu’à s’écraser devant le tout…

Ruche, fourmilière ou encore « murmuration » (ce phénomène naturel des nuées d’oiseaux ou des bancs de poissons qui se déplacent de concert, chaque animal semblant suivre une chorégraphie tracée d’avance sans pourtant qu’aucun individu leader ne la dirige) nous donnent aussi de prime abord des images assez ajustées des mouvements collectifs dont sont capables les Chinois. Mais il faut bien vite se départir de ces analogies animales : l’ethnologue Claude Lévi-Strauss rappelait à juste titre qu’elles sont le début de la barbarie puisqu’elles reviennent à dénier la qualité humaine à l’autre culture2.

Si aucune de ces métaphores ne dessine un modèle souhaitable, il reste que cette façon de fonctionner « comme un seul homme » nous tend en négatif un miroir : comment sortir de l’impasse de la « société des individus » (Norbert Elias) qui caractérise un modèle de société occidentale d’où tout intérêt supérieur semble avoir disparu ? Comment retrouver quelque chose comme un élan collectif ? Et s’il s’agissait d’abord que nos élans individuels nous le fassent désirer3 ? Sortir de l’individualisme ne signifie pas annihiler les individus, mais les inviter à cesser de ne se tourner que vers soi pour s’élancer vers des réalisations communes. Entre l’Occident et la Chine, entre atomisme et holisme, une troisième voie est possible.

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1 François Jullien, Traité de l’efficacité (1996).

2 Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire (1952).

3 Sophie Chassat vient de publier Élan Vital. Antidote philosophique au vague à l’âme contemporain, éditions Calmann-Lévy (octobre 2021)

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