Risque inflationniste : où regarder ?
Hervé Goulletquer
Senior Economic Advisor
Souvenons-nous du temps d’avant la pandémie. Les prix étaient bien sages. De début 2010 à début 2020, la hausse moyenne annuelle des indices de prix à la consommation, dont on exclut les postes particulièrement volatils que sont l’énergie et les produits alimentaires, atteint 1,8% aux Etats-Unis et 1,1% en Zone Euro. L’objectif de 2% des banques centrales n’est pas respecté et même un taux de chômage très bas (en début d’année dernière il était de 3,5% outre-Atlantique et de 5% en Allemagne) parait être impuissant à provoquer une accélération, via des coûts salariaux plus dynamiques.
Les évolutions du marché du travail expliqueraient pour une grande partie ce résultat : la dérèglementation et la baisse du pouvoir de négociation des salariés. Une préférence collective pour l’épargne par rapport à l’investissement et la crédibilité des politiques monétaires sont les autres explications à mettre en avant.
Une crise de la COVID qui dure presqu’un an et demi, une sortie qui se dessine enfin, au moins aux Etats-Unis et en Europe, et voilà que le panorama des prix paraît chamboulé. En deux mois (avril et mai), ce même noyau dur des prix augmente de 1,6% aux Etats-Unis (10% en rythme annuel !) et de 0,7% en Zone Euro (soit plus de 4% en annualisé). Que se passe-t-il ? En sachant que la (mauvaise) surprise est d’autant plus grande que l’objectif de politique économique, tout au long de la pandémie, a été de préserver les capacités productives (entreprises et salariés), de telle sorte que l’activité puisse repartir « comme avant » lorsque les conditions sanitaires le permettraient.
Du côté des prix, les choses ne se passeraient donc peut-être pas comme prévues. Quelles explications peut-on avancer ? Proposons en trois.
D’abord, la réouverture d’une économie peu ou prou « misesous cloche » pendant un temps assez long nécessite un rééquilibrage. Relancer la production n’est pas instantané et la demande liée au confinement est différente de celle de la réouverture. Du côté de l’offre, un indice de matières premières, comme le S1P GSCI, est en hausse de 65% sur un an (et même de 130% par rapport au point bas d’avril 2020). De même, le coût du fret maritime a progressé sur un an de plus de 150%. Du côté de la demande, dans ce moment de passage d’un état de l’économie à l’autre, deux mécanismes de déformation à la hausse des prix cohabitent. Les biens ou les services, qui sont ressortis comme les gagnants du confinement, n’ont pas encore « abdiqué » ; leurs prix restent dynamiques. Ceux, qui ont été les perdants, peuvent désormais « relever la tête » ; ou pour mieux dire les tarifs ! Les deux graphiques* ci-dessous illustrent ce qui se passe aux Etats-Unis.
Fort de ce double constat et à ce stade de l’analyse, une première conclusion se dessine : le phénomène d’accélération des prix serait bien transitoire, comme le répètent les banquiers centraux. Les circuits de production vont retrouver un « régime de croisière » et la concomitance de ces deux mouvements d’emballement de certains prix au détail n’est pas appelée à durer.
Etats-Unis : les prix gagnants du déconfinement (4% de l’indice)
Etats-Unis : les prix gagnants du confinement (12% de l’indice)
Ensuite, il faut rappeler les mécanismes qui sont au coeur de la formation des prix à la consommation. Trois points sont clé en la matière.
1. La perte en ligne entre prix des produits bruts et prix à la consommation est très importante. Tant et si bien que dans le cas américain la corrélation entre les deux séries est de seulement 10%.
2. Le profil des coûts salariaux, et surtout de ceux par unité produite (les premiers dont on soustrait l’évolution de la productivité du travail), façonne, avec un retard d’un petit nombre de trimestres, celui des prix à la consommation. Les messages envoyés par l’amont de cette relation ne sont pas inquiétants. Le taux de chômage n’a pas, et de beaucoup, retrouvé le niveau d’avant l’épisode de la COVID et les entreprises insistent beaucoup sur la nécessité d’améliorer leur efficacité.
3. Les anticipations inflationnistes jouent un grand rôle dans la formation des prix. La stabilité des premières est la garante de celle des seconds. Le raisonnement est le suivant : si tous les consommateurs se mettent à croire que les prix vont accélérer, ils vont ensemble précipiter les décisions d’achat. Le déséquilibre, le plus souvent inévitable, entre une demande subitement plus marquée et une of fre qui a du mal à s’adapter rapidement, enclenche le phénomène d’accélération des prix. Celui-ci s’amplifiera et se pérennisera si les salaires s’ajustent au prix. Il sera alors justifié de parler d’inflation.
Disons que, pour le moment au moins, les anticipations ont plutôt bien résisté au « tintamarre » provoqué par ces quelques hausses un peu for tes des pr ix à la consommation.
Chine : la “perte en ligne” des prix à la production (IPP) au noyau dur des prix à la consommation (IPC)
Etats-Unis : le rôle-clé des coûts salariaux unitaires dans la formation des prix au détail
En conclusion de ce deuxième point analytique, le risque d’une inflation « cyclique » paraît peu présent à l’heure actuelle.
Enfin, malgré le souhait prononcé et la volonté affichée d’un retour à la normale une fois la pandémie mise derrière, ne doit-on pas s’interroger sur les changements induits par celle-ci ? POSONS ALORS TROIS QUESTIONS :
1. Comment éliminer les divergences générées par la crise sanitaire (pays, secteurs, entreprises et ménages (emploi et épargne) ?
2. Quel sera l’effet de la montée de l’endettement (public et privé) ?
3. Comment normaliser une politique économique très sollicitée ?
C’est bien parce que ces doutes sont présents que le volontarisme de politique économique à la fois demeure et se transforme. La meilleure illustration de la démarche est à rechercher outre-Atlantique dans la High Pressure Economy. Celle-ci a une triple ambition : empêcher un déclin de la croissance potentielle, réorienter l’économie vers demain (digital, environnement et éducation/formation) et dynamiser à la fois la demande et l’offre. Il faut à ce titre augmenter la demande publique et augmenter les transferts, dans l’idée que la dépense privée « suivra ». Il faut aussi et en même temps s’assurer que les politiques sectorielles et structurelles participent à la fois de l’offre correspondante, de gains de productivité plus élevés et de davantage d’emplois. Et ceci en évitant de trop importants décalages de calendrier entre les inflexions haussières respectives de la demande et de l’offre. Au risque sinon de créer les
conditions de prix moins sages.
De plus, Il ne faut pas se « cacher derrière son petit doigt ». Il y a une dimension « destruction créatrice » dans la démarche engagée.
TROIS ÉVOLUTIONS COMMENCENT DÉJÀ À APPARAÎTRE.
1. Une remise en cause du triptyque – mouvements (marchandises et personnes) / concentration (lieux de production et éventuellement entreprises) / hyperconsommation – pour cause de contrainte de développement durable.
2. Une recomposition du tissu productif (transport aérien, tourisme, automobile, …).
3. L’adéquation offre et demande de travail avec à la fois des pénuries et des excès de main d’oeuvre.
Il faut l’admettre : on n’est pas face à un déroulé à la fois cyclique et classique. Le réglage de la politique économique peut ne pas être adapté (un stimulus, ou mal calibré ou mal adapté) et les mutations structurelles et sectorielles peuvent générer des déséquilibres au niveau macroéconomique ; l’accélération des prix en serait un révélateur. Bien sûr, à aujourd’hui, tout ceci tient de la conjecture. Mais un devoir de vigilance apparaît.
REPRENONS LES TROIS CONCLUSIONS AUXQUELLES NOUS SOMMES ARRIVÉS :
Le transitoire n’est pas fait pour durer (!) ; les enchainements cycliques n’envoient pas de messages particulièrement inquiétants sur le profil des prix aujourd’hui et dans un avenir proche ; le mix, formé des initiatives de politique économique et des changements structurels en train de s’enclencher, est à suivre de près car il pourrait être source de déséquilibres, dont davantage d’inflation.
Il y a une référence historique à peut-être proposer : les années qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale, avec à la fois un besoin de soutenir l’économie et de résorber le déséquilibre entre une demande civile qui se réveille et une offre alors très militaire. Le tout forçant à des évolutions structurelles et sectorielles. Mais attention ; si une certaine résonnance au niveau des enchainements existe, l’enjeu de la maîtrise du temps est perçu différemment. Il fallait aller très vite il y a 75 ans ; beaucoup croient, à tort ou à raison, que la contrainte de calendrier est moins exigeante aujourd’hui. A ce titre, ni les initiatives de politique économique, ni les changements structurels ne seraient d’une ampleur et d’une vitesse telles qu’ils seraient générateurs de graves déséquilibres, dont davantage d’inflation.