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Accuracy Talks Straight #2 – Côté culturel

Sortie de crise : dans quoi entrons-nous ?

Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean

La métaphore est médicale : une crise est le moment « critique » où tout peut basculer dans un sens ou dans l’autre. Celui, vital, du rétablissement ou celui, fatal, de la mort. Il semblerait pourtant que les choses ne soient pas aussi nettes et que, pour reprendre la formule de Gramsci, la crise prenne plutôt la forme d’un « interrègne », « consist[ant] justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître »1. De quoi tout cela va-t-il accoucher ? Suspense… Originellement, « sortir » signifie d’ailleurs « tirer au sort ».

Car c’est bien ce que nous ressentons actuellement : un entre-deux pas très confortable et dont on ne sait où il nous mènera. Le monde d’après qui ne vient pas, le monde d’avant qui ne revient pas, même si, comme les personnages de La Peste de Camus nous reprenons apparemment, à peine l’orage passé, nos habitudes d’antan en toute insouciance, voire inconscience2. Pourtant, nous savons bien en même temps que quelque chose a changé, que cette crise a été au sens fort une « expérience », terme dont l’étymologie signifie « hors du péril » (latin ex-periri). Sortir d’une crise, c’est en effet toujours s’en sortir et en retirer un bénéfice en termes d’apprentissage. L’épreuve nous voit forcément transformés.

Mais qu’est-ce que serait une « bonne » sortie de crise ? Une sortie de crise qui soit une sortie par le haut et pas une sortie de route ? Pour le philosophe Georges Canguilhem, « la mesure de la santé c’est une certaine capacité à surmonter des crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique, différent de l’ancien.
Sans intention de plaisanterie, la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. »3

Surmonter une crise, c’est inventer une nouvelle norme de vie pour s’adapter à une situation inédite. La santé, c’est l’aptitude à créer des « allures de vie » neuves, alors que la maladie se constate à l’incapacité d’innover. Aussi faut-il se méfier de toutes les sémantiques qui suggèrent un retour au même ou le simple dénouement d’un état : « recommencer », « repartir », « s’y remettre », « déconfiner ».

Inventer, créer, voilà ce qui nous sortira réellement et vitalement de la crise. Comme le disait dès le premier confinement un autre philosophe, Bruno Latour, « si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise. »4 C’est pourquoi il nous faut aussi envisager cette sortie de crise comme l’occasion de sortir de nos bulles mentales et de nos préjugés. Sans jamais oublier la question du sens de nos décisions : pourquoi voulons-nous changer ? Dans quelle nouvelle ère voulons-nous « entrer », sachant que d’autres crises nous attendent ? Plus le brouillard est intense, plus nos phares doivent être puissants et porter loin.

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1 « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Antonio Gramsci, Cahiers de prison (rédigés entre 1929 et 1935).

2 « Pour le moment, il voulait faire comme tous ceux qui avaient l’air de croire, autour de lui, que la peste pouvait venir et repartir sans que le coeur des hommes en soit changé. » Albert Camus, La Peste (1947).

3 Georges Canguilhem, « Le Normal et le Pathologique », in. La Connaissance de la vie (1966). « Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles. »

4 « Le Grand Entretien », France Inter, 3 avril 2020.

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