Le secteur de la construction n’est pas le seul à le constater mais il en est un exemple frappant : son marché est à double fond. Depuis plusieurs décennies les grandes entreprises internationales de construction sont engagées dans une singulière partie qui récompense souvent non pas le meilleur bâtisseur, mais le plus téméraire.
1. DISTRIBUTION DES CARTES
Prenons l’exemple d’un appel d’offres international qui verrait s’affronter au moins cinq acteurs majeurs pour la construction d’un nouvel aéroport. En raison d’une concurrence mondiale exacerbée, il y a fort à parier que le vainqueur remporterait la donne autant pour sa créativité et sa technicité que pour son audace à prendre des risques et proposer un prix lui accordant une marge faible voire quasi nulle. Charge à lui de réaliser un profit grâce à une autre nature de projet : la réclamation, à travers une négociation amiable ou devant un tribunal. Son bénéfice se sera construit en deux temps et selon deux processus bien distincts.
Etrange situation qui fait espérer à tout constructeur de rencontrer des difficultés ou voir se matérialiser certains risques qui ne sont pas de son ressort, afin de disposer d’autant d’opportunités de réviser son contrat et ses prix. Citons pèle mêle les retards dans l’obtention des instructions techniques, la qualité des sols, la défaillance de co-entreprises, les bouleversements sociaux, les grèves, les découvertes archéologiques, les libérations de terrains, des changements techniques etc… Tout autant de possibilités de remettre en cause le prix contractuel et d’ouvrir une négociation avec l’espoir de retrouver sa mise. Mais lors d’un terrassement, tout le monde ne tombe pas sur des vestiges gallo-romains. Première part de hasard.
2. DEUXIEME MAIN
Il est peu probable de voir le marché résorber de lui-même le caractère chaotique de son fonctionnement bien que les prix de la construction aient atteint des niveaux qui réduisent considérablement les espoirs de réaliser un profit. Au contraire, tout semble montrer que ce modèle d’activité tend à se pérenniser, repoussant la création de valeur vers d’autres collèges que ceux des directions opérationnelles et de l’ingénierie.
Les différents acteurs, engagés aux côtés de ces entreprises pour les aider à analyser les faits, établir les causes de leurs difficultés, dire le droit et chiffrer leurs préjudices, pourraient se réjouir de la multiplication des dossiers. Ils façonnent un véritable marché du contentieux de la construction, sous de multiples formes allant de la classique négociation à l’arbitrage international. Il est cependant permis de penser que ce marché mérite mieux qu’un recours fréquent et très coûteux à des procédures de règlement des différends qui semblent se succéder sans véritablement connaître de courbe d’apprentissage.
Les constats restent souvent les mêmes. Les constructeurs peinent, à la fin d’un grand projet, à être en mesure d’en revisiter a posteriori l’exécution afin de démontrer la séquence logique des faits qui expliquent retards et surcoûts. Il est par principe extrêmement difficile de prendre le recul nécessaire pendant l’exécution d’un projet pour mesurer toutes les conséquences de tel ou tel évènement sur trois variables clés d’un ouvrage: la qualité, le temps et le coût. Reste par conséquent nécessaire d’exploiter au mieux les informations de plusieurs natures qui ont été collectées afin de reconstituer plus tard la succession des faits qui racontent l’histoire du projet : données comptables, données de planning, personnels en activité, météorologie, matériels utilisées sont autant de données clés pour reconstruire parfois jour par jour et ouvrage par ouvrage l’avancement de grands chantiers.
A ce jeu, les constructeurs sont rarement exercés et il est frappant de constater le grand écart entre la technicité déployée au service de leurs clients et le peu d’empressement à appliquer la même exigence à leurs pratiques de gestion. Les experts et leurs clients s’évertuent donc à conduire bien tardivement une véritable enquête où les indices laissés par les parties sont souvent incomplets, disparates voire inexistants. Le jeu de piste n’en est que plus long, parfois hasardeux et laisse la place à des approximations, voire au bluff, qui entachent la crédibilité des négociations ou des audiences.
Autant d’imprécisions qui, faute de mieux, conduisent à des protocoles transactionnels déséquilibrés ou poussent les tribunaux à de décevants jugements de Salomon. Après le pari de la reconstitution de la marge, s’ajoute l’incertitude d’une négociation faiblement argumentée. Seconde part de hasard.
3. DU CLUEDO A MASTERMIND
La lecture aisée d’un résumé du projet, qui se serait écrit au fil de l’avancement des travaux grâce à d’efficaces procédures de collecte et de traitement d’information, relève certainement du rêve. Ce type d’exercice dont l’objectif fondamental est de mesurer et expliquer l’écart entre ce qui était prévu et ce qui s’est réalisé, requiert toujours une revue à froid et des analyses poussées. Mais, entre l’avènement d’une intelligence artificielle capable de réaliser en temps réel ce travail et l’état actuel de l’art, la marge est importante. Le secteur de la construction est en matière d’utilisation de nouveaux outils de gestion parmi les derniers de la classe. Ce retard par rapport à d’autres secteurs est d’autant plus prégnant que pointe à l’horizon une véritable révolution numérique.
Le monde de la construction a pris conscience de l’intérêt des outils de modélisation il y a maintenant plusieurs années. Ce que l’on appelle le BIM, pour Building Information Modelling, est l’application à la construction de l’assistance au pilotage des ouvrages selon plusieurs axes : vision 3D des ouvrages, capacité à naviguer dans les historiques des plans, des budgets, pister les responsabilités dans la délivrance des autorisations, possibilités de visualiser les temps passés par ouvrage, etc. Le BIM dans ses versions les plus abouties deviendrait une bibliothèque de données complète de l’ouvrage permettant de le « lire » tant d’un point de vue technique que financier ou juridique. Il est permis d’imaginer à terme un suivi en temps réel des équipements et des équipes afin de reconstituer immédiatement les moyens mobilisés, identifier rapidement les pertes de productivité, chiffrer leurs conséquences. Tout cela afin de déterminer des solutions optimisées de construction et de déploiement d’équipes qui répondent au mieux à la contrainte jugée prépondérante (respect du planning, minimisation des surcoûts, etc..).
Ces systèmes existent et sont utilisés, mais dans des versions encore préliminaires. Leur développement et leur réelle application dans la vie des projets constituerait une révolution des méthodes de construction et de suivi de projets tant leurs implications sont nombreuses. Rien ne s’oppose à cela puisque le chantier est d’ores et déjà un lieu de collecte d’informations pléthoriques. Etrange paradoxe qui voit les acteurs de la construction hésiter à entrer dans un monde qui semble dessiné pour eux ! Entre la diversité des données à analyser (personnels, équipements, matières), et la capacité à les suivre selon un axe technique, temporel et géographique, les outils numériques sont tout indiqués pour extraire de ces données des analyses extrêmement variées. Quelles seraient-elles ?
Il est permis d’anticiper deux phases successives d’utilisation de la donnée.
La première serait tournée vers l’entreprise. Celle-ci utiliserait la masse des données disponibles avec l’objectif d’améliorer la conduite de ses projets ou de mieux démontrer la véracité de ses difficultés. La connaissance en temps réel de la situation améliorerait la réactivité des constructeurs qui piloteraient un modèle intégré de ressources et de coûts avec l’objectif d’en trouver l’optimum, à qualité constante. Le dialogue avec leur client serait plus rationnel, réactif et transparent, au grand bénéfice des directions juridiques des constructeurs qui sauraient mieux préserver leurs droits.
Par ailleurs, la collecte des données permettrait de mieux comprendre et démontrer les mécanismes de la perturbation générale d’un projet, qui résulterait de l’observation de la déformation du modèle dans des cas extrêmes de difficultés nombreuses ou répétées. La littérature est abondante pour expliquer le principe des impacts cumulés sur le rendement d’un chantier. Il se comprend intuitivement : passée une certaine accumulation de difficultés, la désorganisation atteint un tel niveau que les rendements s’effondrent alors que chacune des perturbations prise isolément n’aurait à elle seule que peu d’effet. Pour autant, le monde de la construction a bien du mal à démontrer le phénomène et le quantifier. La plupart des réclamations pour perturbation générale doivent se contenter de l’illustrer qualitativement et tabler sur le caractère démonstratif des évènements censés être à sa source. En analysant systématiquement des données de rendement sur un grand nombre de projets dont l’environnement d’exécution serait enregistré et codifié, le lien de causalité entre la coexistence de nombreuses perturbations et le ralentissement exponentiel de la productivité des travaux pourrait (enfin) être établi. Les tribunaux disposeraient alors de véritables démonstrations pour trancher en connaissance de cause des problématiques qui font aujourd’hui place à beaucoup trop d’intuition ou au mieux d’inférence.
4. VERS UN JEU COLLECTIF
La seconde, plus ambitieuse encore, verrait l’établissement d’une plus grande transparence des résultats entre les acteurs de la construction, clients et fournisseurs, au bénéfice du marché. Le monde aéronautique a intégré cette dimension depuis longtemps en partageant un grand nombre de données notamment issues des incidents ou accidents de vol, avec la volonté d’améliorer la sécurité du secteur. Or les avancées technologiques et l’audace des ouvrages contemporains qui induisent de nouveaux risques devraient pousser ceux-ci à établir une plus grande transparence des caractéristiques des projets : caractéristiques techniques tout d’abord mais aussi réalité des moyens mis en œuvre. La révolution de la donnée induirait une avancée majeure en termes de gestion des grands projets à l’échelle mondiale. A l’image d’autres secteurs, une instance mondiale de coordination pourrait remplir un rôle de facilitateur en collectant systématiquement et de façon anonyme les caractéristiques d’un projet selon ses différentes composantes (technique, coûts, délais), toutes finement détaillées. Le projet serait enregistré et caractérisé en tenant compte de l’ensemble de son exécution jusqu’à sa phase contentieuse. Charge à cet organisme de les mettre librement à disposition, de les analyser, d’encourager l’étude et la recherche à partir de ses bases de données, voire d’émettre des avis indépendants sur la cohérence des propositions lors des phases d’appels d’offre.
La mise à disposition de ces données anonymes sur un marché ouvert dont la diversité d’acteurs libres accélèrerait les innovations, favoriserait les transferts des bonnes pratiques de secteur à secteur, renforcerait les liens entre grandes entreprises, les start-ups, les chercheurs. Ce flux d’informations libres permettrait de décloisonner le monde de la construction, de bénéficier d’expertises nouvelles et de favoriser les innovations de rupture en mutualisant les coûts d’investissements parfois importants que la rentabilité du secteur ne permet pas.
Gageons que cette « tour de contrôle » internationale contribuerait à rétablir des règles de jeux plus rationnelles au bénéfice de toutes les parties prenantes, maîtres d’ouvrage, maîtrise d’œuvre et constructeurs. Elle aiderait à corriger la dérive des prix en montrant et quantifiant le caractère systématique des réclamations financières émises par les constructeurs lors de leurs négociations finales, ainsi que les coûts induits par celles-ci. Il serait alors plus aisé, en utilisant les références disponibles, de bannir les comportements suicidaires et plus généralement d’encadrer les négociations, lors de l’appel d’offre ou à la fin du projet. Les échanges seraient éclairés par un arsenal de situations comparables qui réduirait le champ des incertitudes et permettrait d’enclencher un cercle vertueux de fixation de prix justes. A terme, la circulation d’informations et le partage de données rationnelles ferait converger l’économie des projets. Ces échanges uniformiseraient les marges, à qualité d’ouvrage comparable, et rendraient plus épisodique le recours à de lourds processus contentieux. Les ruptures technologiques n’en seraient que plus mises en valeur.
5. CONCLUSION
Et maintenant ? Les constructeurs peinent à faire le premier pas, sans doute le plus difficile, en formant sur le terrain une nouvelle génération de bâtisseurs à l’utilisation de ces outils. Sans doute faut-il commencer avec une ambition raisonnable, en constituant pas à pas son propre référentiel regroupant outils et bonnes pratiques qui soit pleinement accepté par ses utilisateurs. Ils seront les acteurs clés de la collecte quotidienne des données, leur enrichissement par l’analyse et en seront les premiers bénéficiaires dans leur travail. La puissance des outils laisse entrevoir un bouleversement profond des tâches confiées aux managers de la construction. Les premiers convaincus disposeront d’un avantage compétitif majeur pour optimiser leurs coûts et défendre leur rentabilité, bouleverser le marché en modernisant drastiquement leur relation avec leurs clients par le biais d’un dialogue transparent et argumenté.
L’entreprise qui y parviendra aura cassé les codes du marché.