Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean
Superstructures de rupture
Si les innovations techniques et technologiques requièrent des infrastructures de rupture, nos sociétés vont également avoir besoin de se doter de « superstructures de rupture ». Qu’est-ce qu’une superstructure ? L’équivalent non matériel de l’infrastructure, soit : les idées d’une société et leurs modalités d’expression (art, philosophie, morale), ses institutions étatiques, mais aussi culturelles et scolaires.
C’est Karl Marx qui invente ce couple de concepts pour en montrer la profonde codétermination : les superstructures idéologiques d’une société dépendent étroitement de ses infrastructures matérielles et économiques, et vice-versa. Par exemple, la révolution industrielle a fait évoluer l’infrastructure (innovations techniques, mécanisation, division du travail…) comme la superstructure (libéralisme, rationalisme, morale bourgeoise…), lesquelles se sont renforcées mutuellement.
De quelles superstructures de rupture allons-nous avoir besoin pour accompagner les mutations matérielles et économiques de notre temps ? Si nous n’en savons rien avec précision, ce que nous savons d’ores et déjà, c’est que nos superstructures actuelles ne conviennent plus. C’est le point de départ d’un excellent TedX de Sir Ken Robinson sur nos systèmes éducatifs : le paradigme sur lequel ils reposent est encore celui de l’âge industriel.
En effet, notre système éducatif a été conçu au 19e siècle dans le contexte économique de la révolution industrielle. Logiquement, l’école est ainsi organisée de façon à préparer à ce système de production : sonneries de cloches, installations séparées, matières spécialisées, programmes d’études standardisés, tests standardisés. C’est ce que Sir Ken Robinson appelle « the factory model of education » (le modèle industriel de l’éducation). Ce système éducatif hérité de l’âge industriel a un défaut en particulier : il tue la créativité et la pensée divergente. Or notre époque, une des plus stimulantes de l’histoire, en a plus que jamais besoin ! Raison pour laquelle il est nécessaire d’effectuer un changement radical de paradigme en ce domaine, et cela passe par trois étapes. D’abord, détruire le mythe selon lequel il y a une division entre l’académique et le non-académique, entre le théorique et le concret : en autres termes, cesser de séparer l’enseignement de la vie. Ensuite, reconnaître que la plupart des grands apprentissages se font collectivement – car la collaboration est la base de la progression – plutôt qu’encourager la concurrence individuelle entre les élèves.
Enfin, changer les habitudes de pensée de ceux qui travaillent dans le système éducatif comme les architectures des lieux qu’ils occupent. Le philosophe Michel Foucault remarquait déjà les profondes résonances entre les organisations spatiales et temporelles des usines et des écoles. Aux nouvelles superstructures de rupture devront ainsi à leur tour correspondre d’inventives infrastructures de rupture. À quoi ressembleront les écoles de demain ? Où seront-elles ? Certains les imaginent dans le cloud comme Sugata Mitra en Inde, d’autres en pleine nature comme ces forest schools qui fleurissent en Europe. Et si nous le demandions à nos enfants et à nos jeunes ? La créativité est leur génie propre, non ?