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Accuracy Talks Straight #7

1. ÉDITO POINT DE VUE

Delphine Sztermer
Associée, Accuracy

Nicolas Bourdon
Associé, Accuracy

BACK TO THE FUTURE… OF INFRASTRUCTURE

Dans « Charge d’âme » paru en 1977, Romain Gary pose déjà le problème de l’accès à une ressource énergétique moins polluante. Gary n’imagine rien d’autre que la récupération des âmes des défunts comme carburant pour nos machines. L’humanité va donc devoir s’interroger sur ce qu’elle est prête à accepter moralement pour poursuivre sa croissance et maintenir ses habitudes de vie. Et Gary de conclure sa fable philosophique : « Le paradoxe de la science [..] est qu’il n’y a qu’une réponse à ses méfaits et ses périls ; encore plus de science ». Porté par une large conscience de l’enjeux environnemental, le monde de l’infrastructure est en train de vivre de nombreuses révolutions. Les infrastructures sont désormais sur le devant de la scène politique et économique. De parent pauvre de l’investissement il y a 25 ans, elles concentrent désormais de nombreuses attentes.

Nous entrevoyons ainsi trois défis majeurs à relever :

La vitesse de déploiement d’un mix énergétique décarboné réaliste et adapté aux contraintes locales dans lequel le nucléaire comme source primaire prend une place importante lorsqu’il est géographiquement possible. La multitude de nouveaux projets prometteurs implique une révision des périmètres d’investissement des fonds spécialisés. Ils concernent l’ensemble de la chaîne de valeur depuis la production, le stockage jusqu’à la distribution. La coopération entre décideurs politiques, acteurs publics et privés sera déterminante pour accélérer la décarbonation.

– L’adaptation des réseaux de distribution (Hydrogène et électrique) doit aller de pair avec l’adaptation (conversion) ou la production des matériels roulants dans l’automobile, le ferroviaire et plus tard l’aéronautique. Les manufacturiers et gestionnaires de réseaux doivent mieux coopérer pour éviter les attentismes réciproques qui freinent le déploiement de solutions.

– Le volume de projets nécessaires et l’importante masse monétaire disponible impliquent pour les prêteurs de repenser leurs processus d’exécution des financements pour gagner en rapidité et fluidité. Nous n’oublions pas l’importance des filières de traitement des déchets, de traitement et transport de l’eau, des réseaux de télécommunication. Ces secteurs cruciaux ont leurs propres challenges technologiques mais ils sont très dépendants de la qualité des énergies qu’ils pourront consommer ou des réseaux et moyens de transport mis à leur disposition.

Alors oui, les infrastructures n’ont jamais eu autant besoin d’innovations !

2. HISTOIRES DE START-UP NAAREA

René Pigot

Associé, Accuracy

 

Face à la crise énergétique et aux enjeux de souveraineté qui se sont révélés, le nucléaire connaît actuellement un net regain d’intérêt en tant qu’énergie décarbonée. Mais quel sera le nucléaire de demain  ? A côté du nucléaire conventionnel qui reste l’apanage d’acteurs étatiques ou paraétatiques, de nombreuses start-ups sous financements privés se sont lancées ces dernières années dans cette industrie, à l’instar de NAAREA (acronyme de “Nano Abundant Affordable Resourceful Energy for All”)

CE POSITIONNEMENT EN TANT QUE FOURNISSEUR DE SERVICES EST DE CE FAIT NETTEMENT PLUS ENGAGEANT ET DONC RASSURANT POUR LES AUTORITÉS DE SÛRETÉ NUCLÉAIRE.

A travers son projet de XS(A)MR (“extra-small advanced modular reactor” en anglais), NAAREA a pour ambition de concevoir et développer des réacteurs de 4ème génération à sels fondus et de faible puissance (< 50 MW). Les avantages de cet te technologie – initialement mise au point dans les années 1950-1960 – sont multiples selon ses deux fondateurs (Jean-Luc Alexandre et Ivan Gavriloff). Tout d’abord, un tel réacteur, dont le fonctionnement consiste à dissoudre le combustible nucléaire dans du sel fondu à haute température (700°C), est plus sûr grâce aux systèmes de régulation de la fission, autorisés par la moindre taille du réacteur. En outre, aucun prélèvement n’est effectué sur les ressources naturelles car le réacteur utilise les combustibles issus des réserves existantes de déchets nucléaires et de thorium (concept de Waste-to-Energy), limitant d’autant les liens de dépendances avec des fournisseurs d’uranium. A cela s’ajoute que les déchets issus du process seront très restreints, réduisant par là même le risque de dispersion et les problématiques liées au stockage. Mais l’atout principal de cette innovation, et aussi ce qui la différencie d’autres projets d’envergure aux Etats-Unis ou en Chine, réside dans sa très petite taille. Avec un volume ultra compact, s’approchant d’un container, le réacteur peut être déployé de manière indépendante et décentralisée, permettant d’être au plus proche des consommateurs industriels, sans nécessiter de renforcement des réseaux de distribution actuels ni d’accès à l’eau. In fine, un tel réacteur devrait assurer un prix de l’énergie en sortie de réacteur plus abordable que celle issue des énergies fossiles et renouvelables pour une autonomie pouvant aller jusqu’à 10 ans.

L’objectif de NAAREA est de produire et d’exploiter, ellemême, ses micro-centrales en grande série et de vendre l’énergie produite aux industriels. Ce positionnement en tant que fournisseur de services est de ce fait nettement plus engageant et donc rassurant pour les autorités de sûreté nucléaire car il évite la multiplication des exploitants nucléaires. Là encore, il diffère des nombreux autres projets concurrents qui s’en tiennent à fournir la solution. En contrepartie, ce projet nécessite de lourds investissements. Aujourd’hui, la start-up a déjà levé plusieurs dizaines de millions d’euros auprès de family offices et a construit des partenariats avec des acteurs majeurs de l’industrie : le CEA, le CNRS, Framatome, Orano, Dassault Systèmes, Assystem. C’est d’ailleurs avec ce dernier qu’elle est en train de réaliser le jumeau numérique de son réacteur, prévu pour l’été 2023. Participant notamment à l’appel à projets “ Réacteurs nucléaires innovants ” du plan d’investissement « France 2030 », NAAREA espère encore lever plusieurs centaines de millions pour pouvoir construire son prototype d’ici à 2027, puis sa première unité d’ici à 2029.

 

3. ZOOM SECTORIEL

LA 5G EN EUROPE : LE CHEMIN EST PARSEMÉ D’EMBÛCHES

Ignacio Lliso
Associé, Accuracy

Alberto Valle
Director, Accuracy

En 2019, l’Europe a proclamé l’avènement de la 5G, une nouvelle technologie qui allait bouleverser la manière dont les entreprises et les individus communiquent les uns avec les autres. Quatre ans plus tard, le déploiement de l’infrastructure requise est loin d’être terminé et les sociétés pionnières du secteur semblent marquer le pas.

Pourquoi ? Parce que le retour sur investissement est incertain.

Quoi qu’il en soit, certains experts identifient des signes de revirement imminent du paysage actuel. Les nouvelles technologies et pratiques telles que la réalité augmentée, les appareils autonomes ou le travail à distance ont besoin de plus de données, de plus de rapidité et de nouvelles fonctions.

Dans ce contexte, les questions suivantes se posent : quel moteur pourrait-il accélérer la pénétration de la 5G ? Qui profitera le plus de la 5G ? Dans quelle mesure et proportion, les investisseurs recouvreront-ils leur investissement ?

1. Sommes-nous à l’aube d’un véritable revirement pour l’adoption de la 5G ?

Ericsson prévoit une nette augmentation des abonnements à la 5G d’ici à 2028 sur fond de mise à disposition d’appareils de plusieurs opérateurs, de baisse des prix et de déploiement précoce de la 5G en Chine. Cette adoption massive à l’échelle mondiale entraînera :

(i) une envolée du nombre d’utilisateurs à cinq milliards (80 % d’entre eux utilisant surtout la vidéo) ;

(ii) une répartition des utilisateurs plus équilibrée entre les continents ;

(iii) le trafic de données mobiles passant de 15 EO1 par mois à 225 EO par mois à l’échelle mondiale.

2. QUELS SONT LES OBSTACLES AU DÉPLOIEMENT DE SON INFRASTRUCTURE EN EUROPE ?

Il est difficile de déterminer le nombre précis et actualisé des stations émettrices-réceptrices actuellement actives en Europe car le déploiement des réseaux de 5G est en cours et varie significativement d’un pays à l’autre.

PLUSIEURS FACTEURS EXTERNES ONT FREINÉ SON DÉVELOPPEMENT JUSQU’À MAINTENANT :

Facteurs commerciaux :

La stratégie de monétisation incertaine pour les développeurs de réseaux en l’absence d’un modèle d’affaires concret incluant un rendement suffisant.

Un écosystème technologique plus faible en Europe moins à même de pousser l’adoption accélérée de la 5G pour satisfaire ses besoins (p. ex. technologies immersives).

Des difficultés d’accès au matériel informatique, surtout depuis que le gouvernement américain a bloqué l’approvisionnement mondial de Huawei, le géant des télécommunications sur liste noire, en microprocesseurs.

– La lenteur du remplacement des appareils de générations antérieures.

Facteurs politiques et administratifs :

– Le marché européen est très fragmenté et comprend des centaines d’opérateurs, tandis que les EtatsUnis ou la Chine sont couverts par trois opérateurs majeurs chacun pour investir.

– Des obstacles administratifs et bureaucratiques plus élevés pour les fournisseurs de réseaux en Europe.

Un manque de standardisation des processus : les opérateurs ont du mal à identifier les synergies en matière de déploiement en raison de l’âpre concurrence sur chaque marché local.

Une impulsion politique moins prononcée qu’en Asie où les technologies sont utilisées pour surveiller et contrôler la population.

3. QUE FAIT L’EUROPE POUR SURMONTER CES OBSTACLES ?

Le déploiement de la 5G dans l’UE est hétérogène pour ses différents membres. À la fin 2020, 23 États membres avaient adopté les services commerciaux de 5G et comptaient au moins une grande ville avec accès à la 5G. Quoi qu’il en soit, tous les projets nationaux de large bande passante 5G n’incluent pas des références aux objectifs 2025 et 2030 de l’UE.

 

La Commission Européenne a estimé que 44 % de l’ensemble des connexions mobiles en Europe se feront via la 5G d’ici trois ans. Guidée par cet objectif, elle a lancé nombre d’initiatives visant à accélérer le déploiement de la 5G en Europe, recherchant ainsi activement des solutions et s’efforçant d’améliorer le déploiement. Grâce à ces initiatives, entre autres, l’UE avait installé à la fin 2021 plus de 250 000 stations émettrices-réceptrices 5G, couvrant ainsi 70 % de sa population. Cette couverture est toutefois privée d’une grande partie des fonctions et de la vitesse de transfert des données associées à la nouvelle technologie.

4. LA 5G EST-ELLE UN CRÉNEAU LUCRATIF ?

Pour les opérateurs, le plus gros problème consiste à rentabiliser leur investissement. Ils devront probablement se détacher de leurs modèles d’affaires traditionnels pour monétiser leurs services. Aussi les stratégies de monétisation et les analyses du déploiement de la 5G devront elles être réexaminées.

Par exemple, l’investissement nécessaire à la conversion des réseaux existants en réseaux 5G s’élèvera à environ 5 milliards d’euros en Espagne seulement, plus 2 milliards d’euros supplémentaires pour le déploiement de la 5G entre 2021 et 2025, selon les estimations du gouvernement espagnol. Un montant total de 7 milliards d’euros.

Les opérateurs ont bien conscience de l’inévitable hausse de leurs coûts d’exploitation et d’investissement. Mais le modèle qui rendra leurs investissements profitables reste encore incertain. La collaboration avec les exploitants d’infrastructures neutres est essentielle pour permettre la mise en place d’effets d’échelle et abaisser les coûts unitaires d’exploitation. Concernant les investissements, les opérateurs testent de nouveaux métiers et modèles dans le but de rentabiliser leurs investissements au delà de leur zone de confort traditionnelle. Telefonica travaille par exemple à l’hypersegmentation de son offre via la monétisation d’APIs permettant aux utilisateurs de moduler le débit, la latence et la qualité de service.

Les opérateurs de réseaux travaillent également à la recherche de solutions alternatives sous forme de partenariats avec des acteurs Tech.

Les objectifs ?

– Mieux comprendre leurs capacités et besoins mutuels ;

– Permettre aux fabricants d’améliorer l’efficacité de leurs équipements ;

– Eviter la standardisation et offrir des services à valeur ajoutée en SaaS, PaaS ou NaaS ;

– Mieux partager les revenus tirés de ces nouveaux services.

5. QUI POURRAIENT ÊTRE LES « GAGNANTS » D’UN DÉPLOIEMENT RÉUSSI DE LA 5G ?

Si les opérateurs de réseaux peinent à trouver des moyens de monétiser leurs investissements, d’autres acteurs sont bien placés pour profiter du déploiement de la 5G :

Les fournisseurs de tours/d’infrastructures : la construction d’un grand nombre de tours et de stations émettrices-réceptrices pourrait être nécessaire dans certaines régions. Les coûts du démembrement des infrastructures obsolètes doivent toutefois être pris en compte.

Les prestataires de services OTT et autres, tels que la conduite autonome, les villes intelligentes, l’industrie 4.0, la télésanté, l’agriculture intelligente ou les loisirs.

Les fournisseurs d’équipements : les fournisseurs de composants, les spécialistes de l’automatisation industrielle, les spécialistes de l’optique connectée.

6. CONCLUSION

Les constructeurs de tours et opérateurs de réseaux avancent vers une nouvelle ère de la communication, mais les défis auxquels ils font face sont significatifs. La faiblesse actuelle de la demande est un obstacle à l’adoption de cette nouvelle technologie et certains investisseurs estiment qu’elle ne justifie pas un investissement aussi important.

Parallèlement, les coûts technologiques ont augmenté dans un contexte de concurrence mondiale forte sur les composants informatiques. Les acteurs européens font face à une concurrence à la fois âpre et déséquilibrée venant des opérateurs chinois et américains qui bénéficient d’un meilleur accès aux équipements, de cadres administratifs plus favorables, d’économies d’échelle plus prononcées grâce à la consolidation du marché et à une demande accrue dopée par le dynamisme de leurs écosystèmes technologiques. La construction de l’infrastructure requiert, d’une part, une vision économique à long terme et des moyens exceptionnels, mais la révolution technologique nécessite, d’autre part, une grande agilité dans l’exécution. À l’heure actuelle, l’écosystème européen ne s’est pas montré capable d’associer ces deux aspects.

Les institutions européennes ont néanmoins fini par prendre conscience de cet écart et commencé à soutenir les groupes du secteur. Leur assistance ne suffira pas et les investisseurs privés devront également redoubler d’efforts.

Pour que la 5G devienne réalité en Europe, toutes les parties prenantes doivent collaborer, partager leurs connaissances et les bénéfices futurs. Citons à cet égard la conception, la modélisation et la mise en oeuvre d’alliances stratégiques majeures entre opérateurs européens. Le partage des investissements et la conception d’un partage intelligent des bénéfices avec l’écosystème technologique aval bénéficiant de l’expansion de la 5G semblent eux aussi indispensables.

LES CONSTRUCTEURS DE TOURS ET OPÉRATEURS DE RÉSEAUX AVANCENT VERS UNE NOUVELLE ÈRE DE LA COMMUNICATION.

4. CÔTÉ CULTUREL – SUPERSTRUCTURES DE RUPTURE CÔTÉ CULTUREL

Si les innovations techniques et technologiques requièrent des infrastructures de rupture, nos sociétés vont également avoir besoin de se doter de « superstructures de rupture ». Qu’est-ce qu’une superstructure ? L’équivalent non matériel de l’infrastructure, soit : les idées d’une société et leurs modalités d’expression (art, philosophie, morale), ses institutions étatiques, mais aussi culturelles et scolaires.

Sophie Chassat

Philosophe, associée chez Wemean

 

C’est Karl Marx qui invente ce couple de concepts pour en montrer la profonde codétermination : les superstructures idéologiques d’une société dépendent étroitement de ses infrastructures matérielles et économiques, et vice-versa. Par exemple, la révolution industrielle a fait évoluer l’infrastructure (innovations techniques, mécanisation, division du travail…) comme la superstructure (libéralisme, rationalisme, morale bourgeoise…), lesquelles se sont renforcées mutuellement.

De quelles superstructures de rupture allons-nous avoir besoin pour accompagner les mutations matérielles et économiques de notre temps ? Si nous n’en savons rien avec précision, ce que nous savons d’ores et déjà, c’est que nos superstructures actuelles ne conviennent plus. C’est le point de départ d’un excellent TedX de Sir Ken Robinson sur nos systèmes éducatifs : le paradigme sur lequel ils reposent est encore celui de l’âge industriel.

En effet, notre système éducatif a été conçu au 19e siècle dans le contexte économique de la révolution industrielle. Logiquement, l’école est ainsi organisée de façon à préparer à ce système de production : sonneries de cloches, installations séparées, matières spécialisées, programmes d’études standardisés, tests standardisés. C’est ce que Sir Ken Robinson appelle « the factory model of education » (le modèle industriel de l’éducation). Ce système éducatif hérité de l’âge industriel a un défaut en particulier : il tue la créativité et la pensée divergente. Or notre époque, une des plus stimulantes de l’histoire, en a plus que jamais besoin ! Raison pour laquelle il est nécessaire d’effectuer un changement radical de paradigme en ce domaine, et cela passe par trois étapes. D’abord, détruire le mythe selon lequel il y a une division entre l’académique et le non-académique, entre le théorique et le concret : en autres termes, cesser de séparer l’enseignement de la vie. Ensuite, reconnaître que la plupart des grands apprentissages se font collectivement – car la collaboration est la base de la progression – plutôt qu’encourager la concurrence individuelle entre les élèves.

Enfin, changer les habitudes de pensée de ceux qui travaillent dans le système éducatif comme les architectures des lieux qu’ils occupent. Le philosophe Michel Foucault remarquait déjà les profondes résonances entre les organisations spatiales et temporelles des usines et des écoles. Aux nouvelles superstructures de rupture devront ainsi à leur tour correspondre d’inventives infrastructures de rupture. À quoi ressembleront les écoles de demain ? Où seront-elles ? Certains les imaginent dans le cloud comme Sugata Mitra en Inde, d’autres en pleine nature comme ces forest schools qui fleurissent en Europe. Et si nous le demandions à nos enfants et à nos jeunes ? La créativité est leur génie propre, non ?

5. L’ANGLE ACADÉMIQUE – TEMPS ET RISQUE DANS L’ÉVALUATION D’ENTREPRISE. L’EXEMPLE DES CONCESSIONS AUTOROUTIÈRES.

Bruno Husson

Associé honoraire, Accuracy

La valeur d’un actif peut être appréhendée aisément à travers les prix observés sur un marché où des actifs comparables sont échangés. C’est l’approche analogique de l’évaluation. Une solution alternative consiste à répliquer dans un modèle d’évaluation la façon dont ces prix se forment sur le marché. C’est l’approche intrinsèque de l’évaluation et le principe fondateur de la méthode DCF, méthode phare de cette seconde approche de l’évaluation.

LES DEUX PARAMÈTRES CLÉS DE TOUTE ÉVALUATION FINANCIÈRE : LE TEMPS ET LE RISQUE

Le point de départ de l’approche intrinsèque est la définition du concept de valeur financière selon lequel la valeur d’un actif repose sur les flux de trésorerie que le détenteur de cet actif est susceptible de percevoir dans le futur.

Comme ces flux interviennent à des dates échelonnées dans le temps et sont soumis à des aléas, le modèle doit nécessairement intégrer le comportement de l’investisseur à l’égard de deux paramètres : le temps et le risque. La théorie financière nous indique comment intégrer ces deux paramètres isolément, c’est-à-dire intégrer le temps sans considération du risque et intégrer le risque dans le cadre d’un modèle monopériodique (i.e. sans considération du temps).

S’agissant de la prise en compte du temps, les modèles utilisent la technique de l’actualisation, c’est-à-dire l’hypothèse communément acceptée selon laquelle l’individu exprime une préférence pour le présent. Sur les marchés financiers où, à travers l’acquisition de titres de créance considérés comme sans risque (bons du Trésor ou emprunts d’État), on échange implicitement du temps (i.e. une somme d’argent détenue aujourd’hui contre une somme d’argent disponible à une date ultérieure), le taux de préférence des individus pour le présent se traduit logiquement par l’existence d’un taux d’intérêt positif.

Ce taux d’intérêt sans risque matérialise un principe de base de la finance : « la valeur temporelle de l’argent » (un euro d’aujourd’hui n’est pas équivalent à un euro de demain, car l’euro perçu aujourd’hui, placé au taux d’intérêt sans risque, donnera plus d’un euro demain). Fondée sur ce principe, la technique de l’actualisation permet d’agréger des flux (supposés sans risque) intervenant à des dates échelonnées dans le temps, en les ramenant à la date d’aujourd’hui par le truchement du taux d’intérêt, et de déterminer ainsi la valeur de l’actif associée à cette chronique de flux.

S’agissant de la prise en compte du risque, le modèle couramment utilisé par les évaluateurs est le Modèle d’Evaluation des Actifs Financiers (Medaf). Ce modèle repose sur une segmentation du risque en deux composantes : (i) le risque spécifique (ou risque diversifiable), que le détenteur de l’actif peut éliminer en diversifiant son patrimoine, (ii) le risque systématique (ou risque non diversifiable), qui reste supporté par l’investisseur dont le patrimoine est parfaitement diversifié. Selon la formule du MEDAF, la rentabilité exigée sur un actif financier est égale au taux d’intérêt sans risque plus une prime de risque qui ne dépend que du risque systématique (le marché ne rémunère pas la fraction diversifiable du risque). Grâce au Medaf, on sait calculer la valeur d’un actif générant un flux risqué sur une période unique : c’est le flux moyen (ou flux « espéré ») actualisé au taux de rentabilité donné par la formule. Les deux composantes du risque de l’actif sont bien prises en compte : le risque spécifique au travers du calcul du flux espéré (soit, en théorie, la moyenne des flux anticipés dans les différents scénarios possibles, pondérée par la probabilité d’occurrence desdits scénarios), et le risque systématique via l’actualisation du flux espéré à un taux « risqué » intégrant une prime de risque.

Cependant, dans la pratique, il faut bien prendre en compte le fait que les évaluations portent sur des entités générant des flux sur plusieurs périodes (voire sur un horizon infini), ce qui conduit les évaluateurs à s’écarter du cadre théorique évoqué ci-dessus pour intégrer les paramètres temps et risque dans le même modèle (autrement dit, conjuguer le risque avec le temps).

L’intégration usuelle du risque dans le taux d’actualisation peut conduire à sous-estimer notablement l’entité évaluée : l’exemple des concessions autoroutières.

La démarche usuellement retenue par les praticiens pour intégrer le risque consiste à transposer le Medaf dans un cadre multipériodique. Concrètement, les prix du temps et du risque (systématique) sont intégrés simultanément, sur la durée de vie des entités évaluées, via l’actualisation des flux futurs espérés à un taux risqué unique, égal au taux d’intérêt sans risque majoré de la prime de risque (constante) issue de la formule du Medaf.

La démarche alternative intègre successivement (et non simultanément) les paramètres temps et risque : le paramètre risque, dans un premier temps, via la détermination de « flux équivalents certains » et le paramètre temps, dans un second temps, via l’actualisation de ces flux au taux d’intérêt sans risque. Les flux équivalents certains intègrent la totalité du risque et sont donc inférieurs aux flux espérés qui n’intègrent que la fraction diversifiable du risque.

La difficulté de la démarche alternative réside dans la détermination des coefficients d’ajustement à appliquer aux flux espérés pour obtenir les flux équivalents certains. Ces coefficients peuvent être estimés dans le cadre théorique du Medaf, mais la formule de calcul, plutôt alambiquée, s’avère inapplicable dans la pratique. Soulignons par ailleurs que, dans le cadre d’une évaluation d’entreprise, l’évaluateur doit d’abord apprécier le degré d’optimisme du plan d’affaires, avant même de s’interroger sur les modalités d’intégration du risque.

S’il estime disposer d’un plan d’affaires représentatif du scénario moyen associé aux flux espérés, il pourra soit actualiser ces flux au taux risqué du Medaf, soit déterminer des flux équivalents certains et les actualiser ensuite au taux d’intérêt sans risque. S’il estime disposer d’un plan d’affaires plutôt conservateur, voire pessimiste, l’évaluateur ne peut mettre en œuvre la démarche usuelle sans ajuster les flux du plan à la hausse, mais il peut en revanche opter directement pour la démarche alternative en considérant que les flux du plan donnent une estimation raisonnable des flux équivalents certains.

ELLE NE FORMULE AUCUNE HYPOTHÈSE A PRIORI SUR L’ÉVOLUTION DU RISQUE

La démarche usuelle d’intégration du risque s’avère critiquable, car en utilisant la technique de l’actualisation pour conjuguer le risque avec le temps (alors que cette technique n’est a priori destinée qu’à prendre en compte la valeur temporelle de l’argent), elle formule implicitement une hypothèse forte sur l’évolution du risque systématique en supposant que ce risque augmente fortement avec le temps. La démarche alternative apparaît plus solide, car en traitant séparément les problématiques relatives à l’intégration du temps et du risque, elle ne formule aucune hypothèse a priori sur l’évolution du risque, ce qui permet de traiter de façon rigoureuse tous les cas d’évaluation et notamment l’évaluation d’activités qui bénéficient d’une bonne visibilité sur une longue durée (par exemple les projets d’infrastructure) et pour lesquelles l’hypothèse d’une augmentation croissante du risque avec le temps est particulièrement contestable.

A titre d’illustration, considérons une concession autoroutière susceptible de générer en moyenne un flux annuel de 800 M€ sur une durée de 30 ans (l’inflation est supposée nulle). Sur la base d’un taux d’intérêt (réel) sans risque de 1,5%, d’un coefficient bêta d’activité de 0,5 et d’une prime de risque de marché de 5,5%, le taux de rentabilité donné par la formule du Medaf s’élève à 4,25% et la valeur de la concession selon la démarche usuelle d’intégration du risque ressort à 13 423 M€ (valeur actuelle du flux annuel de 800 M€ au taux de 4,25%). Compte tenu de la bonne visibilité sur le chiffre d’affaires qui, malgré une base de coût relativement fixe, confère à l’activité un faible risque systématique (attesté par le coefficient bêta de 0,5), il apparait raisonnable de fonder la détermination des flux équivalents certains sur un coefficient d’abattement constant de 0,15. Sur cette base, la valeur de la concession selon la démarche alternative ressort à 16 331 M€ (valeur actuelle du flux annuel équivalent certain de 680 M€ au taux d’intérêt sans risque de 1,5%). L’écart avec l’estimation donnée par la démarche usuelle est d’environ 22% et provient des hypothèses implicites formulées sur l’évolution du risque dans le temps. Avec la démarche alternative, le risque est supposé invariant (l’abattement pratiqué sur le flux espéré au titre du risque est de 15% quelle que soit l’année considérée), alors qu’avec la démarche usuelle, le risque augmente fortement avec le temps (l’abattement pratiqué au seul titre du risque passe ainsi de 10% en année 4 à 21%, 31%, 40% et 50% en années 9, 14, 19 et 26, soit une progression très importante que le profil de risque de l’activité ne saurait justifier).

En conclusion, utiliser la démarche usuelle d’intégration du risque pour l’évaluation d’activités bénéficiant d’une bonne visibilité sur une longue durée est critiquable et peut conduire à des sous-évaluations notables.

L’HYPOTHÈSE D’UNE AUGMENTATION CROISSANTE DU RISQUE AVEC LE TEMPS EST PARTICULIÈREMENT CONTESTABLE

6. REGARD SUR L’ÉCONOMIE – 2023 : ANNÉE ÉMERGENTE ?

Hervé Goulletquer

Senior Economic Advisor, Accuracy

Les économies émergentes et en développement (plus avant dans ce « papier », nous les appellerons MEED, pour marchés émergents et économie en développement) ont difficilement traversé la succession de crises vécues depuis 3 ans : sanitaire (la COVID), géopolitique (la guerre russe en Ukraine, les tensions dans les mers de Chine et la rivalité sino-américaine croissante), économique (le retour de l’inflation) et financière (la hausse des taux d’intérêt et du dollar dans un contexte d’endettement, principalement public, qui appelle à la vigilance). Leur croissance, si on exclut la Chine, a davantage reculé en 2020 que celle des économies avancées et le rebond par la suite a été plus modeste. Le retard ne se comblerait pas cette année et l’an prochain.

Les investissements en infrastructures paraissent avoir particulièrement pâti de cette dynamique relativement défavorable. Si on en croit le Global Infrastructure Hub (novembre 2022), en 2021 ceux-ci ont progressé de 8,3% dans les pays à revenu élevé et ont reculé de 8,8% dans ceux à revenu intermédiaire et faible.

Tant et si bien que cette année-là 80% des projets de ce type ont été mis en œuvre dans les économies développées. Comment ne pas « intuiter » que le retour à davantage de confiance pour ce qui est des perspectives de croissance est une condition nécessaire à une reprise des investissements en infrastructures dans les MEED !

Un mot encore avant de regarder devant ; il est nécessaire de bien mesurer l’effet multiplicateur de l’évolution des conditions financières sur le profil de la croissance. Le durcissement de la politique monétaire des principales banques centrales rend le financement des MEED beaucoup plus difficile. Et le constat vaut d’autant plus que le profil de crédit est faible. Selon des observations de la Banque Mondiale, les émissions obligataires pour l’ensemble des pays concernés ont reculé de 250 milliards d’USD en 2022 (beaucoup plus que lors des crises qui ont émaillé les 15 dernières années !), tandis que les écarts de taux souverains ont augmenté de 1740 points de base (17,4%) pour les pays mal notés et importateurs d’énergie.

Selon le FMI, la croissance économique des MEED se stabiliserait autour de 4% cette année et aussi la prochaine. Avec une loupe, on peut déceler une très légère pente haussière (respectivement +4,0% et +4,2% après +3,9% en 2022) ; mais le halo d’incertitude, dans ce moment si compliqué que l’économie mondiale traverse à l’heure actuelle, va sans doute au-delà de l’ampleur proposée de l’accélération. Si la quantification proposée peut paraître enviable par rapport à la performance attendue pour les économies avancées, elle est un peu terne relativement aux performances passées plus proches de 5,5%.

Il y a d’abord la nature du rebond attendu de l’économie chinoise. Le retour annoncé à meilleur fortune est une bonne nouvelle pour le reste du monde. D’accord, mais dans quelle mesure ? Pour répondre à la question, il est nécessaire de pousser un peu plus loin la compréhension qu’on peut avoir du rebond économique en cours là-bas. Il trouve son origine dans la levée des contraintes mises au déplacement des personnes. Les bénéficiaires directs seront donc d’abord ceux-ci. Sous leur casquette de consommateurs, ils vont privilégier très probablement les services. N’est-ce pas ce qu’on a pu observer en Europe ou aux Etats-Unis ? Par ailleurs, il paraît raisonnable de donner la priorité à l’hypothèse d’un accompagnement mesuré par une politique économique volontariste. Donner la préférence au triptyque « consommation – services – soutien limité par la politique économique » revient à ne pas suivre le corpus habituel d’une reprise chinoise. Celle-ci est le fruit de relances budgétaire et monétaire, d’endettement et d’investissement. Cette différence entre aujourd’hui et hier fait « toucher du doigt » les limites du bénéfice que les autres pays devraient tirer du « printemps » chinois annoncé. Un coup d’œil jeté sur la composition des importations de l’empire du Milieu le montre bien. La part à destination des ménages est modeste.

Il y a ensuite la politique monétaire américaine. Son réglage ne conditionne-t-il pas à la fois une partie du mouvement des courbes de taux de par le monde et le niveau du dollar contre nombre de devises ? S’il est possible de considérer que l’essentiel du mouvement de remontée du taux directeur de la Réserve fédérale est effectué (il est aujourd’hui en point moyen à 4,63%), 2 aspects demandent à être précisés : où sera situé le plafond pour la phase de remontée en cours et combien de temps restera-t-il à ce niveau ? Face à des pressions inflationnistes qui renâclent à envoyer des signaux clairs de ralentissement et face à un marché du travail toujours tendu, on a envie de répondre plus haut et plus longtemps que le consensus du marché ne l’estime. Il faut alors sans doute conclure que l’environnement de taux américain, s’il devient moins adverse qu’il ne le fut, ne sera pas de suite porteur en matière de formation des conditions financières puis économiques des MEED.

Il y a enfin la capacité de chaque pays émergent ou en développement à relayer, au travers de ses propres capacités de politique monétaire, les initiatives prises à Washington. Cela dépend des équilibres économiques et de change. La situation est assez variable d’une économie à l’autre. Si on se fie à l’échantillon présenté ci-dessous, seule une minorité dispose d’un réel potentiel baissier autre que marginal de son taux directeur ; si tant est bien sûr que la situation américaine le permette.

A LA RECHERCHE DES MARGES DE MANŒUVRE POUR BAISSER LES TAUX DIRECTEURS DANS LE MONDE ÉMERGENT

Et puis, en s’éloignant de l’économie mais en en gardant à l’esprit les implications que cela peut avoir dans ce domaine, comment se désintéresser aux évolutions à venir du côté de la politique ! En la matière, un certain nombre de dossiers sont à suivre de près ; quelques-uns sont déjà anciens et donc bien repérés tandis que d’autres ont jusqu’à maintenant moins retenu l’attention :

  • Chine : risque de conflit avec Taïwan, sanctions économiques américaines, hausse du chômage chez les jeunes et sousdimensionnement du système de retraite
  • Brésil : risque d’instabilité politique suite à l’élection de Lula
  • Arabie Saoudite : rapprochement avec la Russie et stratégie de réduction de la production de pétrole, parue comme hostile par les Etats Unis.
  • Israël : risque de guerre avec l’Iran et conséquences de l’arrivée de l’extrême-droite au gouvernement
  • Russie : poursuite de la guerre en Ukraine
  • Cycle électoral, avec en particulier les scrutins présidentiel et /ou parlementaire au Nigéria, en Turquie, en Argentine et au Liban.

Ce regard multidimensionnel invite à conclure que 2023 ne se dessine pas sous les auspices les plus favorables pour l’économie des MEED. Pourtant les marchés de capitaux envoient un message beaucoup plus optimiste. Depuis l’automne dernier, les compartiments obligataires et d’actions de la zone émergente se comportent de façon flatteuse par rapport à ceux des pays développés, singulièrement des EtatsUnis. Comment expliquer ce contraste ?

En fait, les investisseurs et les opérateurs de marché font le pari que l’économie mondiale , dont en premier lieu l’américaine, ne basculera pas dans la récession. Malgré des taux de chômage souvent bas, les banques centrales réussiront à ramener l’inflation à des niveaux peu ou prou compatibles avec les cibles définies ; et ceci sans enclencher un recul de l’activité durant plusieurs trimestres. Sous cette perspective, l’appétit pour les risque revient et les marchés émergents d’en profiter !

 

RETOUR À MEILLEURE FORTUNE DES MARCHÉS ACTIONS ÉMERGENTS?

De quel côté la conviction doit-elle pencher : de l’analyse fondamentale ou du regard des marchés financiers ? Comme il est difficile de se prononcer ! Rappelons simplement que les paris d’un soft landing de l’économie sont durs à gagner ; et sans doute encore plus quand les marchés du travail restent tendus.