Quand amélioration ne rime pas forcément avec simplification
Hervé Goulletquer
Senior Economic Advisor, Accuracy
Aujourd’hui, même si l’affirmation vaut plus pour les pays développés que pour les émergents, le panorama économique est a priori plus favorable. L’épidémie est en passe de se transformer en endémie, la reprise économique est considérée comme devant être durable, avec un retard de croissance accumulé durant la crise de la COVID le plus souvent comblé, et, dernier point et non des moindres, les prix accélèrent.
Ce dernier mouvement est même spectaculaire, avec un glissement sur un an des prix à la consommation, passé respectivement en l’espace de deux ans (du début 2020 au début 2022) de 1,9% à 7,5% aux Etats-Unis et de 1,4% à 5,1% en Zone Euro. Qui plus est cette accélération est plus forte et dure plus longtemps que l’idée qu’on se faisait des implications de la réouverture d’une économie, préalablement entravée par les mesures prises de santé publique, sur le profil des prix.
Face à ces dynamiques sur le double front sanitaire et de l’économie réelle, les regards jetés sur les initiatives à prendre par les banques centrales ont évolué. Les marchés de capitaux réclament une normalisation rapide des politiques monétaires : arrêt de la hausse, puis réduction, de la taille des bilans et retour des taux directeurs vers des niveaux jugés plus normaux. Ce qui ne va pas sans créer tant des pressions haussières et des déformations des courbes des taux que de pertes de repères sur les marchés d’actions.
Faisons à ce stade un petit rappel, pour prendre la mesure du chemin à éventuellement parcourir. Durant la crise épidémique, les principales banques centrales occidentales (Fed américaine, BCE en Zone Euro, Banque du Japon et Banque d’Angleterre) ont accepté de gonfler de façon spectaculaire la taille de leur bilan. A elles-quatre, le ratio bilan/PIB est passé de 36% au début de 2020 à 60% à la fin de 2021. Il s’agit de la contrepartie des obligations achetées et des liquidités injectées dans les systèmes bancaires respectifs. Dans le même temps, les taux directeurs ont été positionnés ou maintenus le plus bas possible (en fonction des caractéristiques économiques et financières propres à chaque pays ou zone) : à +0,25% aux Etats-Unis, à -0,50% en Zone Euro, à-0,10% au Japon et à +0,10% au Royaume-Uni. Ce couple d’initiatives répondait à l’ambition d’assurer les conditions monétaires et financières les plus favorables. Il a « complémenté » les actions prises par les administrations publiques : souvent des prêts garantis aux entreprises et des mesures de chômages techniques en parallèle d’un soutien important à l’économie (de l’ordre de 4,5 points de PIB en moyenne pour la zone OCDE ; attention les deux types de mesures peuvent en partie se recouper).
Essayons maintenant de poser le débat de politique monétaire. Le net rebond de la croissance économique en 2021, le sentiment largement partagé que l’activité se maintiendra sur une tendance haussière et une évolution des prix qui a du mal à rentrer dans le rang forment un tout qui justifie de démarrer le processus de normalisation du réglage monétaire. Bien sûr, le calendrier et le rythme dépendent des conditions propres à chaque géographie.
IL FAUT TOUTEFOIS AVOIR CONSCIENCE DU CARACTÈRE « ORIGINAL » DE LA SITUATION ACTUELLE.
La dynamique inflationniste du moment n’est pas avant tout le reflet d’une demande trop forte, qui viendrait buter sur des capacités d’offre pleinement utilisées. Elle traduit plutôt, et pour beaucoup, des appareils de production et de distribution qui ne peuvent fonctionner à un régime optimal, à cause de la désorganisation induite par la crise épidémique et parfois aussi par les réponses apportées par les politiques publiques. Ce retour à la normale, si possible rapidement, est une nécessité ; sauf à accepter des pertes durables de capacités d’offre. A ce titre, il faut être attentif à ce que le chemin vers la neutralité monétaire ne soit pas emprunté avec une « vitesse » excessive. Au risque sinon d’une perte de portance de la croissance économique et d’un brusque décrochage des marchés financiers, qui feraient l’un et l’autre s’éloigner du but recherché.
Un autre point, même s’il est d’une facture plus classique, doit être mentionné. L’accélération des prix à la consommation n’est pas sans incidence sur les ménages. Elle grignote leur pouvoir d’achat et agit négativement sur leur confiance ; toutes choses qui militent en faveur d’un ralentissement de la consommation privée et, par-delà, de l’activité économique.
IL Y A ICI UN ÉLÉMENT SUPPLÉMENTAIRE EN FAVEUR DU GRADUALISME DANS LA CONDUITE DE CE PROCESSUS DE NORMALISATION MONÉTAIRE.
Comment les deux « grandes » banques centrales, que sont la Fed américaine et la BCE européenne, s’y prennent-elles pour tracer leur chemin sur cette piste, balisée d’un côté par l’impatience des marchés de capitaux et de l’autre par la nécessaire prise en compte du caractère original du moment présent et du doigté que cela implique dans la conduite de la politique monétaire ?
Il reste alors à observer une certaine « marche en crabe » de la Fed et de la BCE. Expliquons-nous et commençons par la banque centrale américaine. La phrase-clé du communiqué publié au sortir du plus récent comité de politique monétaire du 26 janvier est sans doute la suivante : « Avec l’inflation bien supérieur à 2 % et un marché du travail vigoureux, le comité s’attend à ce qu’il soit bientôt approprié de relever la fourchette cible du taux des fonds fédéraux ». Sans surprise, le taux directeur a bien été relevé de 25 centimes le 16 mars, et comme il n’y a plus de forward guidance (guidage prospectif), le rythme de la normalisation monétaire sera data dependent (calé sur l’image de l’économie dessinée par les indicateurs conjoncturels les plus récemment publiés). Dans un tout premier temps, l’attention portera prioritairement sur le profil des prix. Puis, l’importance accordée au profil de l’activité ira croissante.
Le marché, avec l’idée qu’il se fait de la croissance et de l’inflation, est prompt à anticiper un rythme rapide de remontée du taux directeur. La Fed, après avoir donné son aval à l’initialisation du mouvement, tente d’en contrôler le tempo. Ce qui n’est pas très facile !
Passons à la BCE. Le marché a retenu deux choses de la réunion du Conseil des gouverneurs du 3 février : les risques concernant les évolutions à venir de l’inflation sont orientés à la hausse et la possibilité d’une hausse du taux directeur dès cette année n’est pas écartée.
Bien sûr, l’analyse proposée était davantage balancée et depuis tant Christine Lagarde que certains autres membres du Conseil, comme François Villeroy de Galhau, s’emploient à modérer des anticipations de marché sans doute considérées comme excessives.
On le perçoit bien ; tout va être question de bon calendrier et de bon rythme dans cet exercice de normalisation qui démarre. In medio stat virtus, nous rappelle Aristote. Mais oh combien la déclinaison peut être difficile !
IMPACT DE L’INVASION DE L’UKRAINE PAR LA RUSSIE :
NÉCESSAIRE RÉVISION DU DIAGNOSTIC CONJONCTUREL DANS UN SENS MOINS FAVORABLE
• Le monde hors Russie, singulièrement l’Europe, ne « passera pas entre les gouttes ». La poursuite de l’accélération des prix et un repli de la confiance en sont les ingrédients principaux. Ainsi, le prix du pétrole brut a augmenté de plus de 30% (+35 dollars par baril) depuis le début des opérations militaires et celui du gaz « européen » a presque doublé. De même, il n’est pas possible d’extrapoler le rebond des indices PMI de beaucoup de pays en février ; ce n’est plus que de l’histoire ancienne. La croissance va ralentir et l’inflation se faire plus vive ; avec des Etats-Unis moins pénalisés que la Zone Euro.
• Il est possible que la vigilance (la prudence) doive être encore plus grande. Ce nouveau choc (dont l’ampleur n’est pas encore connu) vient ébranler un système économique toujours convalescent : la crise épidémique, suivie d’un difficile rééquilibrage offre –demande qui crée une dynamique haussière des prix inusitée si on prend comme référence les décennies les plus récentes. Sa résistance est-elle plus faible à ce titre ?
• Dans ces conditions, la normalisation monétaire se fera plus graduelle qu’anticipée. Les banques centrales devraient « enjamber » le renchérissement des produits énergétiques (et aussi alimentaires) et se focaliser davantage sur la dynamique des prix hors ces deux composantes ; ce qu’on appelle le noyau dur. L’hypothèse la plus probable est que celui-ci connaisse un tempo moins marqué qu’escompté ; avant tout du fait d’une demande moins bien orientée.