Le taux d’actualisation de long terme
Philippe Raimbourg
Directeur de l’Ecole de Management de la Sorbonne (Université Panthéon-Sorbonne)
Professeur affilié à ESCP Business School
Si depuis Irving Fisher, on sait que la valeur d’un actif se confond avec la valeur actualisée des flux financiers qu’il est susceptible de générer, on sait aussi que le processus d’actualisation érode fortement les flux de long terme et réduit d’autant l’attrait des projets de maturité importante.
CE RÉSULTAT EST LA CONSÉQUENCE D’UN DOUBLE PHÉNOMÈNE :
• le passage du temps qui, mécaniquement, rabote la valeur actuelle de tous les flux éloignés,
• mais aussi, la forme de la structure des taux selon le terme qui conduit généralement à retenir des taux d’actualisation d’autant plus élevés que leur échéance est lointaine ; on constate en effet, habituellement, que la yield curve est croissante avec la maturité du flux considéré.
LE PROCESSUS D’ACTUALISATION ÉRODE FORTEMENT LES FLUX DE LONG TERME
Pour cela, la majorité des entreprises investissent généralement dans des projets de court et moyen terme et laissent les projets de long terme à des organismes étatiques ou proches des Pouvoirs Publics. On cherchera ici à préciser l’éventuel caractère inéluctable de ce constat et sous quelles conditions les taux de long terme peuvent être moins pénalisants que ceux de court terme. Cela nous amènera dans un premier temps à préciser la notion de « taux d’actualisation d’équilibre ».
LE TAUX D’ACTUALISATION D’ÉQUILIBRE
On ne traite ici que du taux sans risque, avant prise en compte d’une éventuelle prime de risque. Dans un contexte de maximisation du bien-être inter-temporel des agents économiques, le taux d’actualisation d’équilibre est celui qui permet à un agent de choisir entre un investissement (c’est-à-dire une diminution de son bien-être immédiat résultant d’une réduction de sa consommation au temps 0 au profit d’une épargne autorisant l’investissement) et une consommation future, fruit de l’investissement réalisé.
ON MONTRE AISÉMENT QUE DEUX COMPOSANTES DÉTERMINENT LE TAUX D’ACTUALISATION D’ÉQUILIBRE :
• le taux de préférence pour le présent des agents économiques ;
• un éventuel effet-richesse qui est positif lorsqu’une croissance de la consommation est attendue.
Le taux de préférence pour le présent (ou encore, taux d’impatience) est un paramètre individuel dont la valeur peut fortement varier d’un individu à l’autre. Cependant, envisagé d’un point de vue macroéconomique, ce taux se situe dans une perspective intergénérationnelle qui nous incite à penser que la valeur de ce paramètre doit être proche de zéro. Aucun argument ne peut en effet justifier que l’on favorise une génération plutôt qu’une autre.
L’effet richesse résulte d’une croissance de l’économie permettant aux agents économiques d’accroître leur consommation au cours du temps. Ces perspectives d’accroissement de la consommation amènent les agents économiques à privilégier le temps présent et à utiliser un facteur d’actualisation d’autant plus élevé qu’ils envisagent un horizon lointain.
Parallèlement à cet éventuel effet richesse, on comprend aussi que le taux d’actualisation d’équilibre dépend des caractéristiques et des choix des agents. Il se peut qu’ils préfèrent fortement lisser dans le temps leur consommation, ou au contraire qu’ils n’éprouvent aucune aversion face à une éventuelle inégalité de la distribution inter-temporelle de leur consommation. Techniquement, une fois la fonction d’utilité des consommateurs connue (ou supposée), c’est le degré de curvature de cette fonction qui nous fournira le coefficient d’aversion R des consommateurs au risque de déséquilibre inter-temporel de leur consommation.
Si ce coefficient est égal à 1, cela signifie que le consommateur sera prêt à réduire sa consommation d’une unité au temps 0 en vue de bénéficier d’une unité de consommation supplémentaire au temps 1. Un coefficient de 2 signifierait qu’il est prêt pour cela à réduire sa consommation de 2 unités au temps 0. Il est raisonnable de penser que R est compris entre 1 et 2.
Dans cet te perspective, Ramsey en 1928 a proposé une formulation tout à la fois simple et éclairante du taux d’actualisation d’équilibre. En retenant une fonction puissance pour mesurer l’utilité perçue par le consommateur, il a montré que l’effet richesse dans la formation du taux d’actualisation d’équilibre était égal au produit du taux de croissance nominal par période de l’économie et du coefficient d’aversion R des consommateurs. Il est ainsi conduit à la relation suivante :
r = δ + gR
où r est le taux d’actualisation d’équilibre, δ le taux d’impatience, g le taux de croissance nominal par période de l’économie et R le coefficient d’aversion des consommateurs au risque de déséquilibre inter-temporel de leur consommation.
En admet tant une valeur très faible pour δ et une valeur proche de l’unité pour R, on voit que le taux de croissance nominal de l’économie constitue une valeur de référence pour le taux d’actualisation d’équilibre. Ce taux d’actualisation d’équilibre, comme cela a été précisé, est le taux sans risque qui doit être utilisé pour valoriser des actifs sans risque ; si l’on s’intéresse à des actifs risqués, il faut bien sûr lui adjoindre une prime de risque.
Dans le contexte actuel, la relation de Ramsey permet d’apprécier l’ampleur des effets des politiques non conventionnelles des banques centrales qui ont fait émerger sur les marchés financiers un taux sans risque proche de 0%.
LE TAUX D’ACTUALISATION DE LONG TERME
La notion de taux d’actualisation d’équilibre étant précisée, on peut maintenant aborder la question de la structure des taux d’actualisation selon leur terme.
On vient de voir que le taux d’actualisation est déterminé par le taux d’impatience des consommateurs, leur coefficient d’aversion R et les anticipations de taux de croissance de l’économie. En considérant comme négligeable le taux d’impatience et en supposant que le coefficient d’aversion reste inchangé au cours du temps, cela confère un rôle très important aux perspectives économiques : le taux d’actualisation selon la maturité va principalement refléter les attentes des agents économiques en matière de taux de croissance futur.
Ainsi, si l’on anticipe une croissance économique à un taux constant g, la structure des taux selon le terme sera plate. Si l’on anticipe une accélération de la croissance (une croissance du taux de croissance), la structure des taux sera croissante avec la maturité. En revanche, si l’on s’attend à une décélération de la croissance, la structure des taux sera décroissante.
On perçoit ainsi la fonction informative de la structure des taux selon le terme qui permettra de renseigner l’observateur sur les anticipations des opérateurs du marché financier en matière d’anticipations du taux de croissance de l’économie.
ON VOIT AUSSI QUE LA PÉNALISATION DES CASH FLOWS DE LONG TERME PAR LE PROCESSUS D’ACTUALISATION N’EST PAS INÉLUCTABLE.
Lorsque les perspectives économiques sont baissières, la structure des taux devrait être décroissante. Mais il ne faut pas forcément en déduire que cette forme de la yield curve est synonyme de catastrophe annoncée. Elle peut très bien correspondre à un retour à la normale après une période de surchauffe. Par exemple, pour revenir à l’actualité, si le taux de croissance de l’économie est particulièrement élevé du fait de phénomènes de rattrapage, et marque un écart important par rapport au taux de croissance soutenable dans le long terme, la structure des taux devrait être décroissante et le taux d’actualisation court plus élevé que le taux d’actualisation applicable à des échéances plus lointaines.
Ce n’est que l’action des banques centrales, surtout perceptible sur des échéances courtes, qui empêche aujourd’hui une telle observation statistique.