Le lien entre les modèles climatiques et les valeurs des actifs des entreprises est complexe à établir

Le lien entre les modèles climatiques et les valeurs des actifs des entreprises est complexe à établir

July 2020 | 3 MINUTES DE LECTURE
Henri Philippe
Partner

 

Deuxième auteur :
Franck Bancel (Academic Advisor)

 

Le professeur de sciences de gestion Franck Bancel et le consultant en gestion Henri Philippe expliquent, dans une tribune au « Monde » que les outils classiques de la stratégie d’entreprise ne sont plus opératoires face à l’incertitude du réchauffement.

 

Tribune. Sous la pression des opinions, des pouvoirs publics et de la communauté scientifique, la gestion des risques associés au changement climatique s’est progressivement imposée à l’agenda des entreprises. Ces risques peuvent être décomposés en plusieurs dimensions :

• le risque physique, qui concerne les dommages causés aux actifs (infrastructures, bâtiments, réseaux, etc.) ou aux personnes par l’émergence ou l’accroissement de phénomènes climatiques extrêmes ;

• le risque de transition, qui est lié au fait que les politiques climatiques susceptibles d’être mises en place par les pouvoirs publics vont affecter les modèles économiques des entreprises ;

• le risque de litiges associés au non-respect de la législation environnementale ou à des demandes de dommages et intérêts, comme cela a été le cas par exemple dans l’industrie du tabac ou de l’amiante.

Dans ce contexte, il serait légitime de penser que les valorisations des entreprises doivent intégrer les risques et les opportunités associés au changement climatique. Or, l’observation des pratiques ne permet pas de répondre clairement par l’affirmative. Si la communauté financière reconnaît l’importance du changement climatique, elle a du mal à en quantifier les impacts.

 

Difficile consensus sur les décisions des acteurs économiques

De manière générale, évaluer une entreprise en prenant en compte le risque climatique suppose en effet de résoudre une série de problèmes qui n’ont aujourd’hui pas encore de réponse.

Tout d’abord, les modèles d’évaluation reposent sur l’estimation de la trajectoire financière des entreprises dans le futur (appelé aussi « plan d’affaires »). Ces prévisions sont la plupart du temps limitées à quelques années, ce qui est trop court pour appréhender pleinement les risques associés au changement climatique. S’agissant du long terme, les financiers se reposent sur le concept de « valeur terminale » pour mesurer toute la valeur générée au-delà de l’horizon du plan d’affaires.

Malheureusement, cette valeur terminale est bien souvent appréhendée de façon rudimentaire. Elle n’est généralement qu’une extension des dernières années du plan d’affaires et elle repose bien souvent sur la perpétuation ad vitam aeternam d’une performance moyenne passée considérée comme acceptable pour le futur. Or, si le risque climatique est déjà une réalité, ses effets vont s’amplifier dans les années à venir. Et dans le cas du risque physique, les données passées ne permettent pas d’estimer correctement l’avenir, dans la mesure où les marges d’erreur sont considérables.

Ensuite, le risque de transition dépend des décisions politiques et des comportements des acteurs économiques. Par exemple, augmenter brutalement le prix du carbone renchérirait massivement les coûts de production d’un grand nombre d’entreprises. A court terme, l’impact serait très significatif pour de nombreux secteurs, comme l’énergie, le transport ou le bâtiment. En revanche, à plus long terme, les dommages sur les actifs physiques seraient probablement moindres (si les mesures prises sont efficaces).

Or, il n’existe pas, à ce jour, de consensus sur les décisions politiques nécessaires, ni d’ailleurs sur leur délai de mise en œuvre (même si on peut penser que les agendas politiques vont faire une place croissante aux enjeux climatiques – et à d’autres, comme celui de la biodiversité). Il en est de même pour les risques légaux. On ne sait pas comment et dans quels délais va évoluer la jurisprudence en matière environnementale et ce que seront les conséquences à court, moyen et long termes pour les entreprises.

 

Les effets du changement climatique ne sont pas linéaires

Enfin, les effets du changement climatique ne sont pas linéaires. Il existe des seuils de basculement à partir desquels les coûts deviennent exponentiels. Par exemple, à partir d’un certain niveau de réchauffement, la fonte des glaces entraîne une montée rapide des eaux. La nécessité de réaménager (ou d’évacuer) le littoral engendre des coûts extrêmement importants, qui sont d’ailleurs probablement hors de portée pour certains pays. L’impact du réchauffement climatique n’est pas non plus uniforme.

Certains pays et zones géographiques sont plus affectés que d’autres. La précision des modèles climatiques n’est pas nécessairement adaptée à celle dont les évaluateurs (investisseurs financiers, banquiers, ou entreprises elles-mêmes) ont besoin. Le lien entre les modèles climatiques et les valeurs des actifs des entreprises est donc complexe à établir.

Dans ce contexte, l’évaluateur d’entreprises est confronté au distinguo risque/incertitude décrit par l’économiste américain Frank Knight (1885-1972). Pour faire simple, le « risque » correspond à l’aléa mesurable, quantifiable, dont on peut estimer (raisonnablement) les probabilités d’occurrence, alors que l’« incertitude » comprend tout le reste, c’est-à-dire l’aléa qui échappe à toute mesure. Dans le cas du risque climatique, il n’est pas possible de déterminer les probabilités d’occurrence des scénarios futurs. Les outils de la finance classique reposant sur la notion de risque deviennent alors largement inopérants pour appréhender le long terme.

 

Le changement climatique, une réalité pour les entreprises

Cela étant, la situation évolue, et les aléas qui sont aujourd’hui considérés comme des incertitudes lointaines pourraient rapidement se traduire dans les valorisations. Les start-up spécialisées dans les questions environnementales ou, à l’autre extrémité, les entreprises fortement émettrices de CO2, ne peuvent déjà plus être évaluées sans analyser finement les conséquences du changement climatique sur leur modèle économique.

Par extension, toutes les industries doivent procéder à une revue stratégique de leur portefeuille d’activités et s’interroger sur les modalités d’érosion de leur rente économique à terme et sur la création de nouvelles options de croissance.

A l’évidence, le changement climatique est devenu une réalité incontournable pour les entreprises. Aujourd’hui, les outils de mesure et les informations existent pour traduire cette réalité dans leur valeur financière et vont progressivement être déployés.


Article du Monde.fr – 10/07/2020

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