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Accuracy Talks Straight #4 – Côté culturel

La valeur travail a-t-elle encore un sens ?

Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean

« Dès lors que « l’exercice du métier » ne peut pas être directement mis en relation avec les valeurs spirituelles suprêmes de la civilisation – et que, à l’inverse, il ne peut pas être éprouvé subjectivement comme une simple contrainte économique –, l’individu renonce généralement à lui donner un sens », écrit en 1905 Max Weber à la fin de L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme. Or n’est-ce pas ce que nous observons un siècle plus tard ? Un monde où la valeur travail semble avoir perdu de son évidence : comme si elle était « en voie de disparition »…

Big Quit aux Etats-Unis, hashtags #quitmyjob, #nodreamjob ou #no_labor, communautés aux millions de followers comme le groupe Antiwork du réseau social Reddit : les signaux se multiplient pour manifester une forme de révolte, voire de dégoût du travail. Pas seulement une évolution de celui-ci (comme le télétravail et la fin du salariat comme modèle d’emploi exclusif pourraient le laisser penser), mais un mouvement de remise en question bien plus profond : comme un refus de travailler. On est loin de la déclaration d’un Chaplin faisant de l’idéal du travail celui de la vie même : « Travailler, c’est vivre – et j’adore vivre ! »

Pour Max Weber, le travail s’est imposé comme valeur structurante de nos sociétés au moment où la réforme protestante s’est définitivement ancrée dans le paysage européen et triomphalement exportée aux Etats-Unis. Mais le sociologue ne cesse de le répéter : le succès de cette ardeur au travail ne s’explique que par l’intérêt spirituel qui lui était alors lié. C’est parce qu’une vie consacrée au labeur était le signe le plus certain d’une élection par Dieu que des hommes s’y adonnèrent avec tant d’ardeur.

Quand la valeur éthique du travail ne fut plus religieuse, elle devint sociale : l’indice de l’intégration à la communauté et de la reconnaissance de l’accomplissement individuel.

Et aujourd’hui ? À quoi tient la valeur spirituelle du travail quand vacille le paradigme de la (sur)production et de la croissance sans limite, et au moment où la « monnaie hélicoptère » a coulé à flots pendant de longs mois ? Les jeunes générations, qui bousculent avec le plus de véhémence l’évidence de cette valeur travail, doivent nous amener à expliciter le sens de cette dernière pour le XXIe siècle : car les études se multiplient pour montrer que les jeunes ne sont plus prêts à travailler à n’importe quel prix.

La philosophe Simone Weil, qui avait travaillé en usine, croyait en une « civilisation du travail », dans laquelle ce dernier deviendrait « la valeur la plus haute, par son rapport avec l’homme qui l’exécute [et non] par son rapport avec ce qu’il produit. » Faire de l’homme la mesure du travail : voilà peut-être ce par quoi il faut commencer pour, demain, associer à nouveau une dimension éthique au travail – la seule à même d’en justifier la valorisation. « Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail », écrivait encore Simone Weil.

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1 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion « Champs Classiques », 2017.

2 Dominique Méda, Le Travail ; Une Valeur en voie de disparition ?, Flammarion « Champs-Essais », 2010.

3 David Robinson Chaplin: His Life and Art, 2013, Penguin Biography.

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