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Accuracy Talks Straight #2 – L’angle académique

Considérations sur la dette publique

Jean-Marc Daniel
Économiste, professeur émérite à l’ESCP

Les politiques de soutien à l’économie liées à la Covid 19, en substituant de la dette au travail, ont fait exploser l’endettement public mondial. D’après le FMI, celui-ci devrait passer de 83% du PIB fin 2019 à 100% fin 2021. A cette date, ce ratio serait de 119% en France, de 158% en Italie et de … 264% au Japon. Or beaucoup des commentaires que suscite cette explosion sont saugrenus.

QUATRE IDÉES FAUSSES SONT SOUVENT VÉHICULÉES À PROPOS DE LA DETTE PUBLIQUE.

La première est qu’elle constitue un fardeau qu’une génération transmet à la génération suivante. Pourtant, dès le XVIIIe siècle, Jean-François Melon a montré le caractère approximatif d’une telle assertion. Ce secrétaire du célèbre John Law au moment où celui-ci mène sa politique de monétisation de la dette publique a cherché à se justifier après l’échec de cette politique. Il a donné sa vision de ce qui s’est passé dans un Essai politique sur le commerce où il énonce :

« PAR LA DETTE PUBLIQUE LE PAYS SE PRÊTE À LUI-MÊME. »

Il insiste sur le fait que la dette publique ne réalise pas un transfert d’une génération à l’autre mais d’un groupe social – les contribuables – vers un autre – les détenteurs de titres publics – qui perçoit les intérêts.

La deuxième est que le remboursement de la dette fait peser une menace sur les finances publiques. Certains proposent donc d’émettre de la dette perpétuelle pour ne pas avoir à la rembourser. Il se trouve qu’en pratique, la dette publique est déjà perpétuelle. En effet, les Etats se contentent de verser les intérêts. Depuis le début du XIXe siècle, aucun crédit n’est inscrit dans leur budget pour le remboursement de leur dette. Chaque fois qu’un emprunt arrive à échéance, il est immédiatement replacé.

La troisième est que c’est une hausse brutale des taux d’intérêt qui constituerait une menace puisque l’engagement concret et formel de l’Etat est de payer des intérêts. La raréfaction progressive des prêteurs potentiels provoquerait cette hausse et restreindrait la possibilité pour les Etats d’emprunter. Cependant, chaque économie moderne est dotée d’une banque centrale agissant en prêteur en dernier ressort. Résultat, les banques achètent sans problème et donc sans limite une dette dont elles peuvent se défaire en la lui revendant. Taux d’intérêt effectif et montant de dette détenue par les acteurs privés dépendent in fine de l’action de la banque centrale. Le statut de la Réserve fédérale américaine est d’ailleurs explicite dans la définition de sa mission:

« Maintenir en moyenne une croissance des agrégats monétaires et de la quantité de crédit compatible avec le potentiel de croissance de la production, de manière à tendre vers les objectifs suivants : un taux d’emploi maximum ; des prix stables ; des taux d’intérêt à long terme peu élevés ».

Bien qu’indépendantes, les banques centrales maintiennent désormais des taux très bas dans le but assumé d’alléger la charge d’intérêt des Etats. En outre, comme la banque centrale reverse à l’Etat les intérêts qu’il lui a versés sur sa dette, la part de la dette publique que celle-ci détient est gratuite, ce qui abaisse systématiquement le taux d’intérêt moyen payé par l’Etat. Le cas du Japon est à ce sujet illustratif. Selon l’OCDE, son ratio dette publique/Pib était de 226% en 2019. Et le gouvernement nippon envisage sereinement qu’il puisse atteindre 600% en 2060. Son insouciance tient à ce que, grâce à une politique monétaire ultra-accommodante et à une détention de 40% de la dette publique par la Banque centrale, la charge nette d’intérêt a été ramenée à presque zéro en 2019.

Enfin, la quatrième est qu’il y aurait un partage à faire entre une bonne dette et une mauvaise dette.

La bonne dette publique financerait les investissements et la mauvaise le fonctionnement. Ce partage n’a aucun sens car il repose sur un tropisme consistant à appliquer à la dette publique le raisonnement concernant la dette privée. Il suppose que les dépenses publiques d’investissement préparent l’avenir tandis que celles de fonctionnement le sacrifient au présent. Mais il est facile de voir que le salaire d’un chercheur, dont les travaux vont déboucher sur du progrès technique et donc sur davantage de croissance, est du fonctionnement, alors que la construction d’une route ne menant nulle part est un investissement…

Néanmoins, l’idée d’une bonne et d’une mauvaise dette doit être précisée car, sous certaines conditions, c’est elle qui doit guider la politique budgétaire. Nos ancêtres avaient d’ailleurs identifié le problème.

Pendant longtemps, les autorités religieuses ont considéré que la rémunération d’un prêt était usuraire.

Leur raisonnement s’est affiné avec le temps, si bien qu’au XIIIe siècle, Saint Thomas d’Aquin pouvait écrire :

« Celui qui prête de l’argent transfère la propriété de son argent à l’emprunteur ; par conséquent celui qui emprunte possède la somme à ses risques et périls et il est tenu de la rendre intégralement. Le prêteur ne doit donc pas exiger davantage. Mais celui qui prête son argent à un marchand ou à un artisan avec lequel il s’est associé, ne lui transmet pas la propriété de la somme, il en reste toujours le propriétaire, de telle sorte que c’est à ses risques et périls que le marchand commerce sur son argent ou que l’artisan travaille. C’est pourquoi il peut licitement recevoir une partie du gain »

L’économie politique naissante a dès lors distingué deux types de prêts : d’une part, les prêts « commerciaux », encore appelés « prêts de production », qui financent des investissements et l’émergence d’une richesse future fournissant de quoi verser des intérêts ; d’autre part, les prêts destinés à secourir les gens en difficulté, appelés « prêts de consommation », qui relèvent d’une logique de don et doivent être gratuits.

La concrétisation moderne des réflexions de Saint Thomas d’Aquin conduit à affirmer que la dette privée trouve sa justification dans le financement de l’investissement apportant une amélioration structurelle de la croissance tandis que la dette publique trouve la sienne en tant que réponse aux aléas conjoncturels, assurant la solidarité collective avec les secteurs économiques mis en difficulté par les fluctuations cycliques.

C’est sur ces principes que reposent les traités européens, notamment le « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance ».

CELUI-CI STIPULE :

« La situation budgétaire des administrations publiques d’une partie contractante est en équilibre ou en excédent ; la règle énoncée est considérée comme respectée si le solde structurel annuel des administrations publiques correspond à (…) une limite inférieure de déficit structurel de 0,5 % du produit intérieur brut aux prix du marché. »

Il entérine le distinguo entre un « bon déficit » – le déficit conjoncturel, qui apparaît quand la croissance s’essouffle et qui s’efface quand elle est soutenue – et un « mauvais déficit » -le déficit structurel, qui est indépendant du cycle et perdure quelles que soient les circonstances.

Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est que nous nous écartons de ce schéma, ce qui n’est pas sans conséquences négatives.

La première tient à l’égalité entre l’offre et la demande. Toute dépense publique non financée par un prélèvement sur la dépense privée augmente la demande. Si cette augmentation se pérennise, elle entraîne soit un apport d’offre extérieure, c’est-à-dire un creusement du déficit commercial, soit une possibilité offerte au système productif d’augmenter ses prix, c’est-à-dire une relance de l’inflation.

La deuxième tient à ce que l’augmentation de la dette publique provoque des anticipations négatives chez les acteurs privés.

Dans un premier temps, le réflexe d’épargne pour affronter un avenir fiscal rendu incertain par l’accumulation de dette conduit à une augmentation du prix des actifs dont les bulles immobilières sont les traductions les plus manifestes. C’est ce que les économistes appellent l’« équivalence ricardienne ».

Dans un second temps, ces anticipations négatives érodent la crédibilité de la monnaie.

Les pays qui, comme le Liban, ont vu leur devise disparaître au profit du dollar du fait de l’emballement de l’endettement public sont rares. Néanmoins, nous assistons à un retour en force de l’or, qui demeure dans l’inconscient collectif l’ultime recours monétaire, retour en force que souligne l’envolée des cours de ce métal précieux.

Tout ceci pour conclure qu’il est temps de mettre un terme au « quoi qu’il en coûte » même si une cessation de paiement de l’Etat n’est pas à l’ordre du jour.

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