Accuracy Talks Straight #1 – L’angle académique

Les conséquences pour les entreprises du développement de la finance verte | 8 minutes de lecture

Franck Bancel
Academic Advisor

Depuis les accords de Paris signés en 2015, la lutte contre le réchauffement climatique s’est imposée à l’agenda des entreprises. La réduction des émissions de gaz à effet de serre est devenue un objectif prioritaire et nécessite la mise en place de nouveaux systèmes de pilotage. Dans ce contexte, la finance dite verte permettant le financement de projet respectueux de l’environnement est en train de prendre une place croissante. Le développement de la finance verte a des conséquences majeures pour les entreprises et pose de multiples questions :  Comment peut-on définir le concept de « finance verte » ? Qu’est-ce que cela implique pour les entreprises ? Quel est le rôle du secteur financier ? Quels instruments de financement ont été spécifiquement développés pour répondre aux besoins des entreprises ?

Qu’est-ce que la finance verte ?

La « finance verte » regroupe l’ensemble des activités financières qui visent à lutter contre le réchauffement climatique. C’est pour cette raison que la finance verte est également appelée « finance climat » ou « finance carbone ». La finance verte n’est pas la finance « durable ». Cette dernière, plus large, privilégie l’investissement responsable (IR) et ajoute aux critères purement financiers des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

La finance verte remet en cause un des principes majeurs suivis par les financiers. Dans la vision traditionnelle, la finance n’a pas d’autres objectifs que de permettre l’allocation des ressources vers les projets les plus rentables, indépendamment de leurs impacts sur l’environnement. Pour la finance verte en revanche, seuls les projets favorisant la transition énergétique doivent être envisagés. Cela ne veut pas dire que la notion de rentabilité disparaît, car rien n’empêche les entreprises de choisir parmi les projets verts, ceux qui sont les plus rentables. Ce qui change, c’est l’ordre des priorités. La recherche de rentabilité est désormais subordonnée au caractère « vert » de l’investissement.

Qu’est-ce que le risque climatique pour les entreprises ?

Comme l’a expliqué Mark Carney dans son célèbre discours de 2015 sur « la Tragédie de l’horizon », le risque climatique peut être décomposé en trois risques distincts. Tout d’abord, l’avènement d’évènements climatiques extrêmes (cyclones, sécheresses, etc.) peut engendrer un risque physique qui se traduit par la destruction de certains actifs et des pertes d’activités pour les entreprises. Le risque de transition est lié aux changements réglementaires décidés par les pouvoirs publics qui peuvent amener certaines entreprises à remettre en cause leur modèle économique, voire à disparaître. Si l’on prend l’exemple du secteur automobile, du fait des changements réglementaires, la fabrication de moteurs thermiques (essence ou diesel) va diminuer drastiquement dans la décennie à venir alors que ces motorisations étaient totalement dominantes il y a quelques années.  Enfin, des risques de litiges associés au non-respect de la législation environnementale peuvent engendrer des dommages et intérêts significatifs. On peut imaginer que dans un futur plus ou moins proche des entreprises soient poursuivies en justice pour mise en danger d’autrui comme l’ont été par exemple, les entreprises de tabac.

A priori, on pourrait penser que la plupart de ces risques ne devraient pas se matérialiser à court terme et que les entreprises disposent de temps pour s’adapter. Nous pensons au contraire que les entreprises doivent anticiper ces risques et mettre rapidement en place les processus de gestion adaptés. Certains secteurs sont condamnés à se réformer dès à présent, car leur pérennité est engagée. Ainsi, dans le secteur « Oil and Gas », certaines majors ont commencé à investir massivement dans de nouveaux secteurs (batteries, électricité, etc.) et à se diversifier de manière significative. En ce qui concerne les secteurs moins émetteurs, l’urgence est moindre, mais la tendance est la même. Les grands groupes vont progressivement imposer à leurs sous-traitants de réduire leur empreinte carbone et la pression sera forte sur les PME. L’accès au financement dans de bonnes conditions va également supposer de respecter des critères en termes d’émission (et plus largement des critères ESG). C’est ce qu’expliquent les banques dont les modèles de distribution de crédit évoluent dans ce sens. L’image et la valeur de la marque sont désormais intimement liées à la capacité de l’entreprise à contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique.

Comment les entreprises gèrent le risque climatique ?

Le risque climatique ne fait pas l’objet d’une gestion centralisée dans la plupart des entreprises. Aujourd’hui, deux grandes directions sont concernées par la gestion des enjeux climatiques : la direction du développement durable assure la gestion opérationnelle des projets compatibles avec la lutte contre le réchauffement climatique. Il s’agit de permettre à l’entreprise de respecter ses engagements climatiques en proposant des solutions opérationnelles pour réduire l’empreinte carbone sur l’ensemble des éléments de sa chaîne de valeur. Par exemple, peut-on substituer un matériau plus économe en gaz à effet de serre à un autre dans le processus de production sans altérer la qualité des produits finaux ? Comment sélectionner les fournisseurs les plus vertueux en termes d’émission, etc. ? La direction financière centralise les informations et assure le reporting financier et extra financier en lien avec la performance environnementale. Le reporting climatique va devenir un élément central de la communication financière d’une entreprise dans un contexte où l’information financière va se normaliser sous la pression de la communauté financière et des pouvoirs publics. Les investisseurs sont de plus en plus demandeurs d’information pour évaluer les émissions et au-delà l’ensemble des externalités négatives. Dans les années à venir, directions du développement durable et direction financière vont devoir coopérer davantage et coproduire de nouveaux indicateurs intégrant performance financière et performance environnementale.

Par ailleurs, les entreprises de certains secteurs (centrales électriques, installations de l’industrie manufacturière, etc.) sont soumises à un plafond d’émission. Elles disposent gratuitement d’une certaine quantité de droits (quotas) à émettre mais peuvent en acheter (ou en vendre) sur le marché en cas de manque (ou d’excédent). L’Union européenne s’est engagée dans une politique de réduction du nombre de quotas alloués, ce qui devrait mécaniquement se traduire par un accroissement de leur valeur dans la durée et engendrer de nouvelles contraintes pour les entreprises. 

Quel est le rôle du secteur financier ?

Pour le secteur financier, il s’agit de réorienter l’activité de manière prioritaire vers les projets compatibles avec la lutte contre le changement climatique. Les grands acteurs de la finance, qu’ils soient banques ou fonds d’investissement ont, pour la plupart d’entre eux, pris des engagements pour réduire l’empreinte carbone de leur portefeuille. Certaines banques ont ainsi renoncé à financer les entreprises opérant dans le secteur du charbon. Plus largement se pose la question du financement des entreprises « fossiles » dont la poursuite des activités remettrait en cause les objectifs de limitation du réchauffement climatique (certains auteurs parlent « d’actifs échoués » pour caractériser ces actifs fossiles). Les banques sont désormais dans l’obligation de mener des stress tests climatiques et de mesurer l’impact du risque climatique sur leur solvabilité. L’article 173 (paragraphe VI) de la Loi sur la Transition Énergétique pour la Croissance Verte impose aux sociétés de gestion de portefeuille de publier des informations sur la prise en compte de leur politique ESG et donc, sur les conséquences de leur investissement sur le climat.

Pour aider les investisseurs à mieux appréhender ce nouvel environnement, les pouvoirs publics ont mis en place dans plusieurs pays des écolabels qui imposent aux fonds labélisés d’investir significativement dans des actifs verts. C’est le cas en France du label Greenfin, au Luxembourg des labels LuxFLAG Environment et LuxFLAG Climate Finance et dans les pays nordiques du label Nordic Swan Ecolabel. Ces labels sont adossés à une taxonomie qui définit ce qu’est une activité économique « verte ». Les taxonomies jouent à ce titre un rôle majeur, car elles orientent les investisseurs dans leurs décisions d’investissement. Ainsi, l’Union Européenne a élaboré un projet de taxonomie qui distingue les activités neutres en carbone (transports bas-carbone, etc.), les activités en transition (rénovation de bâtiments, etc.) et celles qui rendent possible la transition (fabrication d’éoliennes, etc.).

Quels sont les instruments de la finance verte ?

Dans ce contexte, de nouveaux instruments de financement ont été développés par les marchés et les banques et visent à favoriser la mise en œuvre de la transition énergétique. Par exemple, les obligations vertes ont connu ces dernières années une croissance spectaculaire.  Ce sont des obligations pour lesquelles les fonds collectés doivent exclusivement être utilisés pour financer, ou refinancer, en partie ou en totalité, des projets verts. Pour une entreprise, émettre des obligations vertes engendre des coûts supplémentaires significatifs (coûts administratifs liés au processus d’émission, coûts légaux, coûts d’audit de l’émission, coûts du reporting, mobilisation plus importante de collaborateurs, etc.) pour une réduction du coût du financement très limitée. Selon la littérature financière, les coûts additionnels sont de 7 points de base alors que la prime n’est que de 2 points. Cependant, émettre des obligations vertes permet aux entreprises d’accroître la base d’investisseurs, de sécuriser l’émission même dans des conditions de marché difficiles et de générer des gains organisationnels (meilleure coopération entre les équipes chargées du financement des projets et les opérationnels, montée en compétence des équipes de financement sur les sujets liés à l’impact écologique, etc.). Les obligations vertes ne sont pas les seuls instruments de financement vert qui ont été développés. Les banques ont par exemple commencé à titriser des actifs verts (c’est-à-dire émettre sur le marché des titres dont la valeur est fondée sur le remboursement des prêts verts accordés). Le développement de ce marché dépendra cependant des régulateurs qui pourraient réduire les coûts en fonds propres des banques qui financent ce type de prêts (ou encore, renchérir le coût du financement des actifs « marron »).

En conclusion, la lutte contre le changement climatique est devenue en quelques années un nouveau paradigme. Pour une entreprise, considérer que l’on peut s’en affranchir et maintenir le « business as usual » apparaît comme un choix risqué. Cependant, si la route est tracée, de très nombreuses questions essentielles au déploiement des projets et des outils de la finance verte restent encore posées. La transition énergétique est un sujet particulièrement technique et les mesures physiques comme les mesures financières ne font pas l’objet de consensus ou sont insuffisantes. Cette convergence devrait s’opérer dans la décennie à venir et accélérera encore les changements en cours.

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