Accuracy Talks Straight #1 (FR)

SOMMAIRE

Edito

Frédéric Duponchel
PDG, Accuracy
30% des métiers seraient « télétravaillables ».
Telle est la conclusion d’une étude française menée par le ministère du Travail durant ce premier confinement, période sans précédent durant laquelle l’usage du télétravail s’est imposé du jour au lendemain dans de nombreux secteurs d’activité.
Un an après la naissance de cette révolution et grâce au retour d’expérience de plus de 450 collaborateurs, je vous propose de partager quelques précieux enseignements.
Un cadre propice à la concentration
Malgré un certain sentiment de méfiance et grâce à l’extraordinaire capacité d’adaptation de tous, le télétravail a fait ses preuves. Il constitue, lorsque son foyer le permet, un cadre favorisant la concentration nécessaire à la réalisation de certains travaux comme la rédaction de rapports par exemple. Il s’avère également efficace dans les cas concrets suivants : échanges concis entre collaborateurs, présentations de documents simples, réunions au nombre d’intervenants limité, au contenu bien préparé, avec un déroulé prévisible.
Un frein à l’apprentissage et à la créativité
Le télétravail impose cependant une distance, quels que soient les outils technologiques choisis et leurs fréquences d’utilisations. Cette distance ralentit le bon déroulement d’un apprentissage de qualité. Celui-ci ne peut en effet se faire qu’en prise directe avec les réalités du métier. L’apprenti doit pouvoir observer, interroger et comprendre les bonnes pratiques pour se les approprier. Le télétravail diminue aussi la créativité en nous privant de ces précieux échanges hors cadre qui font la vie d’un bureau, d’une équipe, d’une entreprise. Une remarque inattendue, un acquiescement ou un air réprobateur, un encouragement du regard … autant d’interactions précieuses qui permettent la remise en question, l’audace et qui nous permettent d’innover ensemble.
L’érosion du collectif
Enfin, entendue comme la simple somme d’individus isolés, une entreprise n’est rien. Le télétravail nous prive donc de cette dimension clé du collectif, de ce projet commun nourri au quotidien par nos échanges, nos accords et désaccords, une convivialité qui nous donne un sentiment d’appartenance et d’utilité.
Les pistes de réflexion sur ce sujet sont donc nombreuses et, alors que la crise sanitaire touche encore nombre d’entre nous et nous oblige une fois de plus à nous adapter, je vous invite à partager avec nous votre ressenti sur cette nouvelle façon de travailler.

Quandela

Romain Proglio
Associé, Accuracy
Le 21 janvier 2021, en visite au Centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N-CNRS), sur le plateau de Saclay, le Président Emmanuel Macron a dévoilé le lancement d’un Plan Quantique ambitieux. Ce plan, qui s’appuie sur l’excellence française en recherche, vise à rattraper le retard pris par la France en terme d’investissements.
Ce plan doit ainsi promouvoir les travaux et la recherche sur les ordinateurs, les capteurs, les calculateurs ou encore la cryptographie. Au total, près de 1.8 milliards d’euros seront consacrés à ce plan quinquennal.
Ce plan « se veut un plan pour tout l’écosystème » a également annoncé le Président de la République, preuve que l’émergence de technologies sur le marché passera notamment par certaines start-ups présentes sur le créneau des technologiques quantiques.
L’une des plus prometteuses, Quandela, est l’une des premières entreprises au monde à commercialiser des émetteurs de qubits photoniques sous la forme de photons uniques. Cette première brique technologie est fondamentale dans la constitution de futurs calculateurs quantiques.
Créée en 2017 par Pascale Senellart (directrice de recherche CNRS), Valérian Giesz, et Niccolo Somaschi, Quandela est une spin-off du C2N, CNRS. L’équipe a pour objectif, sur la base de cette technologie d’impulsions lumineuses, d’améliorer la rapidité de calcul des ordinateurs de recherche et de construire à terme les premiers ordinateurs quantiques.
Les possibilités offertes par une telle perspective sont immenses, de la découverte potentielle de nouveaux médicaments grâce à des simulations d’interactions moléculaires à des applications dans l’aéronautique ou la banque en permettant une analyse de données et de risques quasi-infinie.
Quandela est au cœur de la révolution quantique, et aborde une nouvelle étape de sa croissance grâce à une levée de fonds réalisée en juillet 2020 auprès de Quantonation (premier fonds de capital-risque dédié aux technologies quantiques et à la physique innovante) et Bpifrance (fonds French Tech Seed). Cette levée va notamment permettre d’accélérer le déploiement commercial de la nouvelle génération de produits.
Quandela est accompagnée depuis quelques mois par La Place Stratégique, organisation parrainée par l’État (Ministère des Armées, DGA – Direction générale de l’armement, Agence de l’innovation de défense, Gendarmerie Nationale), de grands industriels (Thales, Arquus) et les cabinets Accuracy et Jeantet – avocats, qui a vocation à accompagner ces jeunes entreprises qui compteront dans le monde de demain.

La customisation et personnalisation du secteur de la beauté | 8 minutes de lecture

Jean-François Partiot
Associé, Accuracy

Abel Perea Burrel
Senior manager, Accuracy

Klemens Lemarre
Associate, Accuracy
La personnalisation des produits de beauté est un levier bien plus puissant que les cycles d’innovation marketing traditionnels de l’industrie
Pour les groupes de cosmétiques, le marketing et l’innovation ont toujours été des facteurs clés de succès. C’est encore plus vrai de nos jours dans un environnement où le consommateur a accès à une offre beaucoup plus large et à davantage d’informations grâce au web.
Historiquement, les cycles de marketing et d’innovation étaient surtout centrés sur le produit, se focalisant sur l’amélioration continue des gammes de produits et la montée en valeur des marques. Mais cette routine marketing a été brusquement bousculée par l’essor de nouvelles attentes consommateurs. Le marketing et l’innovation sont désormais axés sur le client afin de répondre à la demande de produits qui soient à la fois naturels et davantage personnalisés.
Nous savons désormais que l’intérêt croissant pour l’environnement et pour les produits bio est structurel.
Mais s’agissant de la customisation et de la personnalisation (abrégés en « C&P » ci-après1) des produits de beauté, faut-il les considérer comme une tendance structurelle majeure ou simplement comme une astuce marketing destinée à amuser les « Millenials » ?
Nous sommes convaincus que la tendance à la customisation et à la personnalisation va considérablement redessiner les contours de l’industrie de la beauté car elle impacte directement la capacité de différenciation des marques et leur modèle économique.
Nous détaillons ci-dessous les modalités et les raisons de cette évolution majeure.
La tendance vers la customisation et la personnalisation (C&P) est tirée par les attentes des clients et facilitée par les innovations technologiques
Graphique 1. Attentes et catalyseurs de la tendance C&P

Trois attentes consommateurs comme moteur de cette transformation
Besoin de produits axés sur le client
L’attractivité croissante de produits de beauté customisés et personnalisés traduit une évolution des attentes des consommateurs, notamment sur des marchés mûrs saturés par la standardisation de l’offre et par la surconsommation.
Considérations éthiques
La C&P permet aux consommateurs de sélectionner les ingrédients utilisés dans leurs produits (avec une tendance à proposer des produits durables, bio, végans, ou respectueux des espèces animales).
Besoin d’inclusion et de diversification
L’offre de produits de beauté personnalisés permet de répondre à des besoins clients qui ne sont pas pris en compte par le marché de masse (comme les soins capillaires pour Afro-Caribéens ou les soins de la peau adaptés à la complexion de chacun).
Deux catalyseurs technologiques
Numérisation
La convergence croissante des canaux en ligne et hors ligne et la montée en puissance du commerce direct B to C ouvrent la voie au développement de la beauté sur mesure.
Progrès scientifiques et montée en puissance des nouvelles technologies industrielles
La combinaison des progrès scientifiques et technologiques offre une occasion unique d’obtenir des données sur les consommateurs, de les analyser et de comprendre les besoins clients afin de créer des offres de beauté entièrement personnalisées. La valeur stratégique des données consommateurs est plus importante que jamais pour les laboratoires cosmétiques.
La combinaison de ces deux catalyseurs se matérialise à travers cinq solutions ou modes d’opération principaux que les entreprises ont mis en œuvre dans leurs stratégies C&P.
1. Beauté high-tech
En ayant recours à la personnalisation par algorithmes, plusieurs acteurs majeurs développent des produits de beauté high-tech offrant aux clients une expérience de personnalisation complète. Ces entreprises utilisent l’intelligence artificielle, la réalité augmentée ou encore l’impression 3D pour être à la pointe de la technologie de la beauté.
À titre d’exemple, au Consumer Electronics Show 2020 L’Oréal a présenté un nouvel appareil appelé « Perso » dont le lancement est prévu pour 2021. Cet appareil crée des soins de la peau, des rouges à lèvres et des fonds de teint personnalisés haut de gamme. Il fonctionne en quatre étapes : (I) un bilan cutané personnel est réalisé grâce à la technologie ModiFace (intelligence artificielle) ; (II) les conditions environnementales locales de l’utilisateur sont évaluées par l’appareil grâce à des données de géolocalisation ; (III) l’utilisateur peut personnaliser la formule du produit selon ses envies ou besoins particuliers ; (IV) le dispositif fabrique le produit cosmétique en tenant compte de tous les paramètres renseignés.
2. Personnalisation par algorithmes
De plus en plus d’acteurs de la beauté et des soins personnels proposent des cosmétiques personnalisés créés par des algorithmes. En général, leurs clientes et clients répondent à un questionnaire ou se prêtent à une évaluation afin de déterminer leurs besoins, que ce soit en ligne ou en magasin. Les réponses et/ou les résultats sont ensuite analysés par des algorithmes dans le but de déterminer quel type de produit correspond le mieux à leurs caractéristiques individuelles.
A titre d’exemple, la marque française IOMA propose des soins de la peau personnalisés à partir d’un questionnaire en ligne ou d’un bilan cutané en magasin. Un algorithme recommandera automatiquement la formule idéale parmi plus de 33 000 combinaisons possibles. Des informations sur les consommateurs, par exemple des évaluations cutanées, enrichissent l’ « Atlas » d’IOMA, une base de données qui centralise, compare et échantillonne les données cutanées pour développer de nouvelles solutions de soins.
3. Consultations de visu
Afin d’établir quels sont les cosmétiques les mieux adaptés à chaque individu, certaines marques ont mis en place des rencontres en face à face avec des experts pour aider les clientes et clients à créer des produits personnalisés adaptés à leurs besoins spécifiques.
Par le biais de son incubateur de technologies, L’Oréal a lancé en 2019 Color&Co, une marque de vente directe au consommateur spécialisée dans les kits de coloration personnalisée des cheveux. Sa proposition de valeur consiste en un chat vidéo gratuit de dix minutes avec un(e) coloriste spécialisé(e) qui crée un kit personnalisé adapté aux envies et aux spécificités capillaires de la cliente ou du client (lesquelles ont précédemment été décrites dans un court questionnaire). Le produit est ensuite directement expédié à domicile et contient tout ce qui est nécessaire pour se teindre les cheveux à la maison. Les consultations en face à face fournissent ainsi aux consommateurs des cosmétiques personnalisés qui visent à répondre à la demande croissante d’inclusion et de diversification.
4. Produits Mix & Match
Plusieurs marques proposent actuellement des produits « Mix & Match » qui permettent aux clientes et clients d’effectuer un choix entre tous les composants disponibles et d’élaborer des produits personnalisés correspondant à leurs propres attentes.
Guerlain, par exemple, a lancé « Rouge G » en 2018 : un rouge à lèvres personnalisable qui permet de sélectionner la couleur parmi 30 nuances disponibles et l’étui parmi 15 propositions différentes. Ainsi, les solutions « Mix & Match » permettent aux clientes et clients d’exprimer leur individualité et constituent un moyen de les fidéliser grâce à un processus de co-création.
5. Chatbots
Les chatbots sont de plus en plus utilisés sur les sites web des entreprises et sur les réseaux sociaux afin de proposer un service plus personnalisé. En général, ils dirigent le consommateur vers un article susceptible de lui plaire. Parfois, les chatbots interagissent avec une technologie de réalité augmentée qui permet d’essayer virtuellement des produits de beauté avant de les acheter.
À titre d’exemple, le détaillant de maquillage français Sephora a lancé un robot de beauté intelligent nommé « Sephora Virtual Artist » qui permet aux clientes et clients d’essayer instantanément une large gamme de produits de maquillage (rouges à lèvres, fards à paupières, eye-liners etc.) en téléchargeant un selfie dans l’application dédiée. Ayant bénéficié d’une expérience utilisateur personnalisée, les consommateurs peuvent ensuite acheter leurs produits préférés directement sur le site mobile de Sephora.
Ces cinq solutions diffèrent par l’investissement initial requis, la complexité de leur mise en œuvre et le degré de personnalisation (voir graphique ci-dessous).
Graphique 2. Solutions de C&P applicables sur le marché de la beauté

Les modèles C&P réussis doivent permettre d’accroître les profits des groupes qui les mettent en oeuvre
Les entreprises de beauté s’attendent à ce que la C&P ait des retombées économiques importantes et améliore leur rentabilité de manière significative et structurelle.
Capter les marges des détaillants grâce à la désintermédiation
Le modèle commercial de la personnalisation est basé sur la construction d’une relation directe avec le consommateur. Cette possibilité de désintermédiation est révolutionnaire pour les groupes cosmétiques car les outils et les plateformes de personnalisation leur permettent de contourner les détaillants traditionnels et de capter leurs marges de distribution. Dans un modèle réussi, le solde entre les coûts de distribution additionnels qu’entraine la mise en œuvre de la C&P et l’économie de la marge du détaillant est en effet positif.
Facturer un prix premium
La C&P offre également un potentiel important de majoration des prix : les consommateurs perçoivent la valeur supplémentaire des produits customisés et personnalisés. L’analyse d’un échantillon de produits personnalisés montre que la majoration de prix applicable augmente avec le degré de personnalisation. En moyenne, la prime observée pour ces produits est proche de + 50% par rapport au prix du produit de référence (voir graphique ci-dessous).
Graph 3. Analyse du taux de majoration des prix en fonction du degré de personnalisation

Ces majorations de prix tiennent également compte de l’adaptation du modèle commercial et de celle de la structure des coûts qui sont nécessaires pour passer d’un modèle de marché de masse à un modèle à la demande individuelle. Pour bénéficier pleinement de la valeur que la tendance C&P peut apporter, les entreprises de beauté doivent engager des investissements initiaux significatifs et également consentir des coûts de production et de distribution plus élevés.
Accroître la base de clients, fidéliser et augmenter la fréquence des commandes
Le passage d’une priorité produit à une priorité client et donc à des solutions personnalisées repose sur l’augmentation de la quantité et du spectre des données fournies par les clients finaux. Les données collectées vont au-delà des classiques coordonnées (adresse mail, numéro de téléphone, adresse postale, date d’anniversaire etc.) car les clients sont priés de saisir des informations individuelles : leur teint, leurs préférences en matière de produits (couleurs, nuances etc.), ce qu’ils en attendent, s’ils préfèrent des produits naturels etc. Fournir des solutions réellement personnalisées a un impact positif sur l’acquisition et la fidélisation des clients, ceux-ci étant significativement dissuadés de partir et se tourner vers d’autres marques.
De plus, la disponibilité, l’analyse ultérieure et l’utilisation de ces données consommateurs offrent aux laboratoires cosmétiques le moyen de concevoir et de mettre en œuvre leurs propres modèles commerciaux B to C. Cela permet non seulement de contourner les détaillants traditionnels, mais également de mettre en œuvre des modèles d’abonnement basés sur la personnalisation. De tels modèles existent déjà dans le secteur de la beauté, comme « The Dollar Shave Club », et même dans d’autres secteurs de la grande consommation, comme « Tails.com » de Nestlé, un abonnement personnalisé pour la nutrition des animaux de compagnie. Ces modèles permettent de sécuriser et d’augmenter la fréquence des achats en automatisant le processus de commande.
Une stratégie C&P réussie peut doubler la Valeur d’un client (Lifetime Value)2
Il y a beaucoup de valeur à créer via la C&P en tirant profit des avantages mentionnés ci-dessus : capter les marges des détaillants via la désintermédiation, bénéficier des premiums de prix (voir graphique 3), renforcer la fidélité des consommateurs et augmenter la fréquence des commandes (voir graphique 4).
Alors que les premiums de prix semblent constituer la source de création de valeur la plus évidente, nous avons constaté que l’acquisition et la fidélisation des consommateurs ainsi que la désintermédiation sont in fine les principaux axes de création de valeur de la C&P.
Les groupes de cosmétiques devront en outre réaliser des investissements initiaux, adapter leur organisation pour favoriser l’innovation, renforcer leurs capacités industrielles et concevoir des plates-formes numériques B to C. Ces investissements peuvent sembler lourds à porter à court-termed’un point de vue commercial, mais le coût de l’inaction s’avère supérieur. Les groupes inactifs pourraient très rapidement perdre leur attrait aux yeux des consommateurs.
Graphique 4. Impact de la tendance C&P et du e-commerce sur la LTV

En fin de compte, la tendance C&P n’est pas une astuce marketing mais un repositionnement économique majeur de l’industrie cosmétique susceptible de créer beaucoup de valeur et de rebattre les cartes du jeu concurrentiel.
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1 Alors que la customisation fait référence à des changements effectués par un utilisateur final pour adapter un produit à ses besoins spécifiques, la personnalisation est effectuée par le système lui-même, qui identifiera les clients et leur fournira un contenu correspondant à leurs caractéristiques individuelles.
2 La Lifetime Value correspond à la valeur monétaire d’une relation client, basée sur la valeur actuelle des futurs flux de trésorerie escomptés grâce à cette relation client.


Sophie Chassat
Philosophe, Associée chez Wemean
La crise nous a obligés à cesser de « regarder » un certain nombre de choses pour, enfin, les « voir ». Quelques mots sur cette distinction que l’on trouve sous la plume du philosophe Bergson. La plupart du temps, nous posons des « étiquettes » sur les situations, ce qui nous permet de les identifier rapidement pour passer ensuite à l’action : « lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des (…) signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie »1. Pourtant, ajoute Bergson, seule l’attention à l’unicité des choses nous permet de réellement les « voir » – et donc d’en mesurer toute la singularité pour apporter la réponse adéquate, nous adapter et réellement innover.
En nous plongeant dans une situation totalement inédite, la crise a fait voler en éclat nos filtres préconçus. Aveuglés d’abord, nos yeux se sont peu à peu décillés. Nous avons « vu » des dysfonctionnements que nous regardions auparavant comme normaux. Le « télétravail » a ainsi opéré comme un appareil optique, un véritable télescope nous faisant prendre du recul sur bien des choses : en voyant « de loin » (sens du préfixe télé-) nos modes de travail, ce zoom arrière nous a permis de mesurer, par exemple, l’importance des liens humains directs, comme Frédéric Duponchel le souligne dans son billet introductif.
Surtout, nous nous sommes mis à explorer nos points aveugles et nos territoires occultés, ces zones qu’identifie la « fenêtre de Johari »2, matrice qui nous rappelle quels sont nos perspectives et nos biais. Chaque individu comme chaque organisation possède sa zone publique (connue de soi et des autres), sa zone cachée (connue de soi mais pas des autres), sa zone aveugle (vue par les autres mais refoulée par soi) et sa zone inconnue (inconnue à la fois de soi et des autres) – c’est cette dernière exploration que la crise rend possible, ou plutôt nécessaire. Notons que, pour la réaliser, nombre d’organisations se penchent sur la clarification de leur « vision » : le fait que les sujets de « raison d’être » et de « mission » soient restés au premier plan de l’agenda des entreprises, démontre le caractère vital d’adopter de nouvelles façons de « voir » son business.
Pour s’entraîner à ces nouveaux coups d’œil, la lecture d’un ouvrage d’histoire de l’art paru récemment vaut à lui seul exercice de gymnastique oculaire : dans Le Strabisme du tableau. Essai sur les regards divergents du tableau3, Nathalie Delbard nous invite à parcourir avec un œil neuf des portraits classiques et à y découvrir que nombre des personnages représentés y louchent légèrement. Non en raison de problèmes de vue, précise d’emblée l’auteure, mais parce que les peintres nous engagent ainsi, nous spectateurs, à décentrer nos regards. Nos repères vacillent, mais de nouvelles perspectives s’ouvrent. Comme le chantait Apollinaire, « La Victoire avant tout sera / De bien voir au loin / De tout voir / De près / Et que tout ait un nom nouveau ».4
Sophie Chassat est philosophe, associée du cabinet de conseil WEMEAN et administratrice de sociétés. Elle intervient sur les sujets stratégiques liés au sens contributif des projets d’entreprise : leur définition, leur activation opérationnelle et leur impact dans la gouvernance.
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1 Bergson, Conférences de Madrid sur l’âme humaine (1916) in. Mélanges.
2 La fenêtre de Johari a été conceptualisée par Joseph Luft et Harrington Ingham en 1955 pour représenter (et améliorer !) la communication entre deux entités.
3 De L’incidence Editeur, 2020.
4 « La Victoire », in. Caligrammes (1918).

Les conséquences pour les entreprises du développement de la finance verte

Franck Bancel
Academic Advisor
Depuis les accords de Paris signés en 2015, la lutte contre le réchauffement climatique s’est imposée à l’agenda des entreprises. La réduction des émissions de gaz à effet de serre est devenue un objectif prioritaire et nécessite la mise en place de nouveaux systèmes de pilotage. Dans ce contexte, la finance dite verte permettant le financement de projet respectueux de l’environnement est en train de prendre une place croissante. Le développement de la finance verte a des conséquences majeures pour les entreprises et pose de multiples questions : Comment peut-on définir le concept de « finance verte » ? Qu’est-ce que cela implique pour les entreprises ? Quel est le rôle du secteur financier ? Quels instruments de financement ont été spécifiquement développés pour répondre aux besoins des entreprises ?
Qu’est-ce que la finance verte ?
La « finance verte » regroupe l’ensemble des activités financières qui visent à lutter contre le réchauffement climatique. C’est pour cette raison que la finance verte est également appelée « finance climat » ou « finance carbone ». La finance verte n’est pas la finance « durable ». Cette dernière, plus large, privilégie l’investissement responsable (IR) et ajoute aux critères purement financiers des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
La finance verte remet en cause un des principes majeurs suivis par les financiers. Dans la vision traditionnelle, la finance n’a pas d’autres objectifs que de permettre l’allocation des ressources vers les projets les plus rentables, indépendamment de leurs impacts sur l’environnement. Pour la finance verte en revanche, seuls les projets favorisant la transition énergétique doivent être envisagés. Cela ne veut pas dire que la notion de rentabilité disparaît, car rien n’empêche les entreprises de choisir parmi les projets verts, ceux qui sont les plus rentables. Ce qui change, c’est l’ordre des priorités. La recherche de rentabilité est désormais subordonnée au caractère « vert » de l’investissement.
Qu’est-ce que le risque climatique pour les entreprises ?
Comme l’a expliqué Mark Carney dans son célèbre discours de 2015 sur « la Tragédie de l’horizon », le risque climatique peut être décomposé en trois risques distincts. Tout d’abord, l’avènement d’évènements climatiques extrêmes (cyclones, sécheresses, etc.) peut engendrer un risque physique qui se traduit par la destruction de certains actifs et des pertes d’activités pour les entreprises. Le risque de transition est lié aux changements réglementaires décidés par les pouvoirs publics qui peuvent amener certaines entreprises à remettre en cause leur modèle économique, voire à disparaître. Si l’on prend l’exemple du secteur automobile, du fait des changements réglementaires, la fabrication de moteurs thermiques (essence ou diesel) va diminuer drastiquement dans la décennie à venir alors que ces motorisations étaient totalement dominantes il y a quelques années. Enfin, des risques de litiges associés au non-respect de la législation environnementale peuvent engendrer des dommages et intérêts significatifs. On peut imaginer que dans un futur plus ou moins proche des entreprises soient poursuivies en justice pour mise en danger d’autrui comme l’ont été par exemple, les entreprises de tabac.
A priori, on pourrait penser que la plupart de ces risques ne devraient pas se matérialiser à court terme et que les entreprises disposent de temps pour s’adapter. Nous pensons au contraire que les entreprises doivent anticiper ces risques et mettre rapidement en place les processus de gestion adaptés. Certains secteurs sont condamnés à se réformer dès à présent, car leur pérennité est engagée. Ainsi, dans le secteur « Oil and Gas », certaines majors ont commencé à investir massivement dans de nouveaux secteurs (batteries, électricité, etc.) et à se diversifier de manière significative. En ce qui concerne les secteurs moins émetteurs, l’urgence est moindre, mais la tendance est la même. Les grands groupes vont progressivement imposer à leurs sous-traitants de réduire leur empreinte carbone et la pression sera forte sur les PME. L’accès au financement dans de bonnes conditions va également supposer de respecter des critères en termes d’émission (et plus largement des critères ESG). C’est ce qu’expliquent les banques dont les modèles de distribution de crédit évoluent dans ce sens. L’image et la valeur de la marque sont désormais intimement liées à la capacité de l’entreprise à contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique.
Comment les entreprises gèrent le risque climatique ?
Le risque climatique ne fait pas l’objet d’une gestion centralisée dans la plupart des entreprises. Aujourd’hui, deux grandes directions sont concernées par la gestion des enjeux climatiques : la direction du développement durable assure la gestion opérationnelle des projets compatibles avec la lutte contre le réchauffement climatique. Il s’agit de permettre à l’entreprise de respecter ses engagements climatiques en proposant des solutions opérationnelles pour réduire l’empreinte carbone sur l’ensemble des éléments de sa chaîne de valeur. Par exemple, peut-on substituer un matériau plus économe en gaz à effet de serre à un autre dans le processus de production sans altérer la qualité des produits finaux ? Comment sélectionner les fournisseurs les plus vertueux en termes d’émission, etc. ? La direction financière centralise les informations et assure le reporting financier et extra financier en lien avec la performance environnementale. Le reporting climatique va devenir un élément central de la communication financière d’une entreprise dans un contexte où l’information financière va se normaliser sous la pression de la communauté financière et des pouvoirs publics. Les investisseurs sont de plus en plus demandeurs d’information pour évaluer les émissions et au-delà l’ensemble des externalités négatives. Dans les années à venir, directions du développement durable et direction financière vont devoir coopérer davantage et coproduire de nouveaux indicateurs intégrant performance financière et performance environnementale.
Par ailleurs, les entreprises de certains secteurs (centrales électriques, installations de l’industrie manufacturière, etc.) sont soumises à un plafond d’émission. Elles disposent gratuitement d’une certaine quantité de droits (quotas) à émettre mais peuvent en acheter (ou en vendre) sur le marché en cas de manque (ou d’excédent). L’Union européenne s’est engagée dans une politique de réduction du nombre de quotas alloués, ce qui devrait mécaniquement se traduire par un accroissement de leur valeur dans la durée et engendrer de nouvelles contraintes pour les entreprises.
Quel est le rôle du secteur financier ?
Pour le secteur financier, il s’agit de réorienter l’activité de manière prioritaire vers les projets compatibles avec la lutte contre le changement climatique. Les grands acteurs de la finance, qu’ils soient banques ou fonds d’investissement ont, pour la plupart d’entre eux, pris des engagements pour réduire l’empreinte carbone de leur portefeuille. Certaines banques ont ainsi renoncé à financer les entreprises opérant dans le secteur du charbon. Plus largement se pose la question du financement des entreprises « fossiles » dont la poursuite des activités remettrait en cause les objectifs de limitation du réchauffement climatique (certains auteurs parlent « d’actifs échoués » pour caractériser ces actifs fossiles). Les banques sont désormais dans l’obligation de mener des stress tests climatiques et de mesurer l’impact du risque climatique sur leur solvabilité. L’article 173 (paragraphe VI) de la Loi sur la Transition Énergétique pour la Croissance Verte impose aux sociétés de gestion de portefeuille de publier des informations sur la prise en compte de leur politique ESG et donc, sur les conséquences de leur investissement sur le climat.
Pour aider les investisseurs à mieux appréhender ce nouvel environnement, les pouvoirs publics ont mis en place dans plusieurs pays des écolabels qui imposent aux fonds labélisés d’investir significativement dans des actifs verts. C’est le cas en France du label Greenfin, au Luxembourg des labels LuxFLAG Environment et LuxFLAG Climate Finance et dans les pays nordiques du label Nordic Swan Ecolabel. Ces labels sont adossés à une taxonomie qui définit ce qu’est une activité économique « verte ». Les taxonomies jouent à ce titre un rôle majeur, car elles orientent les investisseurs dans leurs décisions d’investissement. Ainsi, l’Union Européenne a élaboré un projet de taxonomie qui distingue les activités neutres en carbone (transports bas-carbone, etc.), les activités en transition (rénovation de bâtiments, etc.) et celles qui rendent possible la transition (fabrication d’éoliennes, etc.).
Quels sont les instruments de la finance verte ?
Dans ce contexte, de nouveaux instruments de financement ont été développés par les marchés et les banques et visent à favoriser la mise en œuvre de la transition énergétique. Par exemple, les obligations vertes ont connu ces dernières années une croissance spectaculaire. Ce sont des obligations pour lesquelles les fonds collectés doivent exclusivement être utilisés pour financer, ou refinancer, en partie ou en totalité, des projets verts. Pour une entreprise, émettre des obligations vertes engendre des coûts supplémentaires significatifs (coûts administratifs liés au processus d’émission, coûts légaux, coûts d’audit de l’émission, coûts du reporting, mobilisation plus importante de collaborateurs, etc.) pour une réduction du coût du financement très limitée. Selon la littérature financière, les coûts additionnels sont de 7 points de base alors que la prime n’est que de 2 points. Cependant, émettre des obligations vertes permet aux entreprises d’accroître la base d’investisseurs, de sécuriser l’émission même dans des conditions de marché difficiles et de générer des gains organisationnels (meilleure coopération entre les équipes chargées du financement des projets et les opérationnels, montée en compétence des équipes de financement sur les sujets liés à l’impact écologique, etc.). Les obligations vertes ne sont pas les seuls instruments de financement vert qui ont été développés. Les banques ont par exemple commencé à titriser des actifs verts (c’est-à-dire émettre sur le marché des titres dont la valeur est fondée sur le remboursement des prêts verts accordés). Le développement de ce marché dépendra cependant des régulateurs qui pourraient réduire les coûts en fonds propres des banques qui financent ce type de prêts (ou encore, renchérir le coût du financement des actifs « marron »).
En conclusion, la lutte contre le changement climatique est devenue en quelques années un nouveau paradigme. Pour une entreprise, considérer que l’on peut s’en affranchir et maintenir le « business as usual » apparaît comme un choix risqué. Cependant, si la route est tracée, de très nombreuses questions essentielles au déploiement des projets et des outils de la finance verte restent encore posées. La transition énergétique est un sujet particulièrement technique et les mesures physiques comme les mesures financières ne font pas l’objet de consensus ou sont insuffisantes. Cette convergence devrait s’opérer dans la décennie à venir et accélérera encore les changements en cours.

2021 : année éristique !

Hervé Goulletquer
Senior Economic Advisor
Gillian Tett, une des rédactrices en chef du Financial Times, remarquait récemment que, cette année à New York, les gens avaient plus de mal à se séparer de leur sapin de Noël. Comme si la crise de la COVID modifiait notre rapport au temps et aux lieux. Les vies privée et professionnelle s’entrecroisent, tout comme la résidence et le lieu de travail se confondent. Nos repères sont-ils en train de changer ? Va-t-on les retrouver quand l’épidémie aura enfin été mise derrière ?
Sans doute faut-il garder à l’esprit cette alerte sur de possibles changements comportementaux en cours, quand on s’interroge sur ce que nous réserve l’année 2021. Bien sûr, on se doit de commencer cet exercice de projection par jeter un œil sur les prévisions macroéconomiques. Elles sont porteuses d’espoir. Le FMI vient de revoir à la hausse son chiffrage pour la croissance mondiale : +0,3 point à 5,5%, après -3,5% en 2020. Comme si la perte d’activité économique générée par la crise sanitaire allait être plus que rattrapée ! Peut-on alors dire que tout rentre dans l’ordre, avec un retour au business as usual ?
En fait non et il faut sans doute multiplier les approches pour appréhender la période qui s’ouvre devant. Proposons-en quelques-uns :
Ne quittons pas de suite le terrain macroéconomique et notons plusieurs points.
1. La reprise reste très conditionnée par les développements sur le front sanitaire. Que le reflux de l’épidémie soit plus tardif ne serait-ce que de quelques mois et voilà un premier semestre en partie perdu pour la reprise ; la performance annuelle en sera nettement affectée. Prenons l’exemple de la Zone Euro. La croissance a reculé de plus de 7% en 2020. Sous l’idée communément acceptée d’un net reflux de l’épidémie à compter du printemps, le rebond atteindrait entre 4% et 4,5% cette année. Décalez le reflux d’un trimestre et la croissance se trouve amputée de l’ordre d’un tiers !
2. Les « gros chiffres » de croissance dont on parle ne doivent pas masquer le point que retrouver la trajectoire anticipée avant l’épidémie va demander du temps. Selon la Banque Mondiale, il manquerait en 2022 4000 milliards de dollars de richesses créées. C’est peu ou prou la taille de l’économie allemande et cela fait donc beaucoup. Faut-il craindre d’être « condamné » à un nouvel épisode de ralentissement de la croissance potentielle, suite à une crise majeure, même si son origine n’est ni économique, ni financière ? Pour s’assurer de ne pas devoir répondre positivement à la question posée, s’engager dans une politique de relance, privilégiant l’offre à la demande, apparaît nécessaire. Cela sera-t-il le cas ?
Il faut aussi s’interroger sur ce qu’il y a derrière ces chiffres qui retracent les évolutions d’agrégats économiques très larges. Dans des moments compliqués, comme ceux vécus à l’heure actuelle, on observe souvent, derrière les moyennes affichées, une augmentation des écarts-types. Ainsi, certains ménages, certaines entreprises ou certains pays souffrent davantage. Les personnes les moins qualifiées ont été plus impactées par le retournement du marché du travail. Combien de temps faudra-t-il pour que l’amélioration de l’emploi aille jusqu’à eux ? Il est clair aussi que les perspectives ne sont pas les mêmes pour une petite entreprise du secteur du tourisme que pour une autre intervenant dans le digital et dont les activités sont déployées autour du globe. Enfin, un pays largement présent dans les industries manufacturières et disposant d’importantes marges de manœuvre de politique de soutien (l’Allemagne par exemple) s’en sort mieux qu’un autre spécialisé dans les services à contenu en main d’œuvre élevé et contraint par des comptes publics dégradés depuis longtemps. Il faut alors s’interroger sur les implications de cette divergence sur l’économique, le social et le politique. Vers moins de croissance (la théorie du convoi ?), plus d’inégalités et au final des Sociétés moins harmonieuses, tant à l’intérieur de chacune qu’entre elles, et donc plus difficiles à gérer ? Si c’est le cas, quelles mesures devraient-elles être prises pour parer à ces risques ?
Il y a aussi les modifications de comportements induits par la crise.
1. Toute une série d’innovations déjà en cours accélère ; qu’il s’agisse de digitalisation, de vente à distance, de télétravail, de télémédecine, d’intelligence artificielle ou de biotechs. Certains secteurs (les services de transport et les branches industrielles en amont par exemple) auront à se réinventer.
2. Les ménages et les entreprises pourraient modifier leur arbitrage entre dépense et épargne : vers davantage de précaution, « juste au cas où », et donc un niveau d’épargne plus élevé ? Les implications économiques et financières seraient importantes : une tendance de l’investissement en retrait et des taux d’intérêt s’équilibrant une nouvelle fois un cran plus bas qu’auparavant.
3. Les responsables des politiques publiques font alors face à un environnement compliqué à appréhender dans tous ses aspects : gérer le passé (une dette publique alourdie et élevée) et préparer l’avenir (faciliter les changements structurels vers la transition énergétique et environnementale et aussi vers le digital). Avec au final quelles conséquences sur le profil de la productivité et de la croissance ou sur la performance financière des entreprises ? Au bout de combien de temps tout ceci sera visible, si tant est que cela arrive ?
Quand demain ne se dessine pas très bien, il est humain de s’accrocher à ce qu’on connaît, c’est-à-dire à hier. Mais ce back to basics ne fait sens qu’en tant qu’appui pour sauter vers les opportunités offertes par un monde qui change : « le vieux, la crise, le neuf », comme souvent. Gardons plus longtemps que d’habitude notre sapin de Noël si cela nous rassure ; mais soyons surtout attentifs aux signaux faibles d’un monde en transformation. Car c’est ainsi qu’on avance !