
Voir à travers la crise | 4 minutes de lecture

Sophie Chassat
Philosophe, associée chez Wemean
La crise nous a obligés à cesser de « regarder » un certain nombre de choses pour, enfin, les « voir ». Quelques mots sur cette distinction que l’on trouve sous la plume du philosophe Bergson. La plupart du temps, nous posons des « étiquettes » sur les situations, ce qui nous permet de les identifier rapidement pour passer ensuite à l’action : « lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des (…) signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie »1. Pourtant, ajoute Bergson, seule l’attention à l’unicité des choses nous permet de réellement les « voir » – et donc d’en mesurer toute la singularité pour apporter la réponse adéquate, nous adapter et réellement innover.
En nous plongeant dans une situation totalement inédite, la crise a fait voler en éclat nos filtres préconçus. Aveuglés d’abord, nos yeux se sont peu à peu décillés. Nous avons « vu » des dysfonctionnements que nous regardions auparavant comme normaux. Le « télétravail » a ainsi opéré comme un appareil optique, un véritable télescope nous faisant prendre du recul sur bien des choses : en voyant « de loin » (sens du préfixe télé-) nos modes de travail, ce zoom arrière nous a permis de mesurer, par exemple, l’importance des liens humains directs, comme Frédéric Duponchel le souligne dans son billet introductif.
Surtout, nous nous sommes mis à explorer nos points aveugles et nos territoires occultés, ces zones qu’identifie la « fenêtre de Johari »2, matrice qui nous rappelle quels sont nos perspectives et nos biais. Chaque individu comme chaque organisation possède sa zone publique (connue de soi et des autres), sa zone cachée (connue de soi mais pas des autres), sa zone aveugle (vue par les autres mais refoulée par soi) et sa zone inconnue (inconnue à la fois de soi et des autres) – c’est cette dernière exploration que la crise rend possible, ou plutôt nécessaire. Notons que, pour la réaliser, nombre d’organisations se penchent sur la clarification de leur « vision » : le fait que les sujets de « raison d’être » et de « mission » soient restés au premier plan de l’agenda des entreprises, démontre le caractère vital d’adopter de nouvelles façons de « voir » son business.
Pour s’entraîner à ces nouveaux coups d’œil, la lecture d’un ouvrage d’histoire de l’art paru récemment vaut à lui seul exercice de gymnastique oculaire : dans Le Strabisme du tableau. Essai sur les regards divergents du tableau3, Nathalie Delbard nous invite à parcourir avec un œil neuf des portraits classiques et à y découvrir que nombre des personnages représentés y louchent légèrement. Non en raison de problèmes de vue, précise d’emblée l’auteure, mais parce que les peintres nous engagent ainsi, nous spectateurs, à décentrer nos regards. Nos repères vacillent, mais de nouvelles perspectives s’ouvrent. Comme le chantait Apollinaire, « La Victoire avant tout sera / De bien voir au loin / De tout voir / De près / Et que tout ait un nom nouveau ».4
Sophie Chassat est philosophe, associée du cabinet de conseil WEMEAN et administratrice de sociétés. Elle intervient sur les sujets stratégiques liés au sens contributif des projets d’entreprise : leur définition, leur activation opérationnelle et leur impact dans la gouvernance.
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1 Bergson, Conférences de Madrid sur l’âme humaine (1916) in. Mélanges.
2 La fenêtre de Johari a été conceptualisée par Joseph Luft et Harrington Ingham en 1955 pour représenter (et améliorer !) la communication entre deux entités.
3 De L’incidence Editeur, 2020.
4 « La Victoire », in. Caligrammes (1918).